Le Tribunal administratif de Grenoble a annulé en mai dernier l’autorisation environnementale du projet de zone industrialo-portuaire Inspira, prévu à Salaise-Sablons (38). Une reconnaissance pour Gabriel Ullmann, le commissaire-enquêteur qui avait été radié de son poste en raison d’une prétendue partialité sur le dossier. Retour sur une saga où les conflits d’intérêts jouent le premier rôle.
Quand Gabriel Ullmann a pris la présidence de la commission d’enquête publique sur le projet Inspira, sa réputation de commissaire enquêteur n’était plus à faire. Fort d’une cinquantaine d’enquêtes publiques depuis 1994, ce docteur-ingénieur expert sur les questions environnementales a pourtant été radié de la liste des commissaires enquêteurs en décembre 2018. Le résultat d’une longue campagne menée par le président de l’Isère Jean-Pierre Barbier et le préfet Lionel Beffre contre Gabriel Ullmann. Entre conflits d’intérêts flagrants et arguments fallacieux, l’histoire du projet Inspira « illustre parfaitement les accointances entre le monde des affaires et le monde politique », explique Gabriel Ullmann.
Qu’est-ce que le projet Inspira ?
Le projet Inspira vise l’aménagement de la zone industrialo-portuaire de Salaise-Sablons (38). La société publique locale Isère Aménagement a obtenu la concession de la maîtrise d’ouvrage d’Inspira. Le développement de ce projet devait se faire en trois phases, de 2018 à 2035. Situé dans l’Isère à 60 km au sud de Lyon, le site s’étend actuellement au nord sur 90 hectares (ha). Il s’étendrait au total sur 336 ha dans la continuité de la plateforme chimique les Roches-Roussillon de 150 ha située au Nord.
Lorsqu’un maître d’ouvrage compte réaliser des travaux susceptibles de porter atteinte à l’environnement, il peut être soumis au préalable à une enquête publique. Cette enquête a pour but d’assurer la complète information et participation du public. Elle doit aussi assurer la prise en compte des intérêts des tiers, et recueillir l’avis du public sur le projet. Des commissaires enquêteurs dirigent l’enquête. A l’issue de la consultation, ils rédigent un rapport sur le déroulement de l’enquête et leurs suggestions et contre-propositions. Ils émettent par la suite un avis favorable ou non. Cet avis n’est que consultatif, mais n’importe qui peut le lire publiquement pendant un an.
Gabriel Ullmann : président de la commission d’enquête publique d’Inspira
C’est Gabriel Ullmann qui a présidé la commission d’enquête publique sur le projet Inspira. Comme il le rappelle, le site retenu pour le projet est déjà dans une situation environnementale difficile. « La zone actuelle, de par les activités industrielles et l’autoroute, est déjà classée comme une zone hautement dégradée sur le plan de la pollution de l’air et du bruit. La nappe phréatique est aussi en grand déficit, or ces nouvelles installations vont encore puiser plus d’eau dans cette nappe. » Le projet, destiné à accueillir des usines Seveso, est proche d’habitations et en partie en zone inondable. Il pourrait également provoquer un doublement du trafic de poids-lourds en 2035.
L’avis de Gabriel Ullmann et ses deux collègues rendu le 27 juillet a donc, sans surprise, été négatif. Quelques mois plus tard, le docteur-ingénieur se voyait radié de la liste des commissaires enquêteurs. Le résultat d’un processus entamé dès mai 2018 par un président de l’Isère aux casquettes multiples. Jean-Pierre Barbier est en effet aussi président d’Elegia, dont la filiale Isère Aménagement est maître d’ouvrage du projet Inspira.
Un président de l’Isère spécialiste de l’impartialité
Au début de mai 2018, le président du Conseil départemental de l’Isère Jean-Pierre Barbier, sollicite l’éviction de Gabriel Ullmann de la commission d’enquête sur le projet Inspira auprès du Tribunal administratif (TA) de Grenoble. Pourtant, les travaux de la commission ont commencé depuis à peine une semaine. Jean-Pierre Barbier met en cause l’impartialité du commissaire-enquêteur. « On m’a tout de suite visé personnellement en attaquant mon passé associatif : j’ai été administrateur de l’association France Nature Environnement au début des années 2010 », raconte Gabriel Ullmann.
Il faut dire que la réputation de Gabriel Ullmann le précède. 10% de ses enquêtes ont débouché sur un avis défavorable parmi la cinquantaine de dossiers qu’il a traité. Le commissaire enquêteur fait ainsi pâlir la moyenne nationale située à 1%. Parmi les projets majeurs qu’il a jugé non conformes à la protection de l’environnement : le Center Parcs de Roybon en 2015 ou encore la ZAC Portes du Vercors en 2017. Sans oublier que l’homme a quitté en février 2018 l’Autorité environnementale, pour laquelle il a travaillé 6 années.
L’impartialité de Gabriel Ullmann en question
Pourtant, le TA de Grenoble ne donne pas raison à Jean-Pierre Barbier. Une décision qui fait écho à une attestation du vice-président du TA de Grenoble Pierre Dufour. Le document écrit à la suite de l’enquête sur le Center Parcs de Roybonne tarit pas d’éloges au sujet de Gabriel Ullmann. « Lors de toutes les enquêtes qu’il a conduites, ses compétences intellectuelles, sa rectitude intellectuelle et morale et son esprit indépendant, qui sont les qualités cardinales d’un commissaire-enquêteur, ont été grandement appréciées. »
Car le principe de neutralité est difficile à caractériser judiciairement. Comme l’explique Gilles Martin, professeur de droit émérite de l’Université Côté d’Azur : « J’ai longtemps cherché le texte qui poserait le principe de neutralité. Je ne l’ai pas trouvé », précise-t-il avant de poursuivre « Quand on dit que le commissaire-enquêteur doit être neutre et impartial, on dit surtout qu’il ne doit pas avoir de conflits d’intérêts. Ce qui est central, c’est sa connaissance du dossier et ses qualités d’analyse. Ensuite, il a son histoire, ses convictions… «
Le spécialiste du droit de l’environnement se souvient d’une rencontre avec un commissaire enquêteur qui illustre l’ambiguïté du principe de neutralité. Ce commissaire enquêteur travaillait sur un dossier d’équipements sous-marins à des fins militaires et industrielles. Or il était lui-même ancien militaire, ce que personne ne lui a reproché. « En réalité, l’impartialité, on la reproche au commissaire enquêteur qui, en raison de sa connaissance du dossier et de ses enjeux, rend un avis défavorable », dénonce Gilles Martin.
Une commission de radiation à sens unique
Face au refus du TA de Grenoble, Jean-Pierre Barbier se tourne vers le préfet de l’Isère pour radier Gabriel Ullmann. Lionel Beffre ouvre donc le 1er juin 2018 un dossier en vue de radier le commissaire enquêteur. Puis, le préfet saisit, dans un courrier daté du 25 septembre 2018, le président du TA de Grenoble d’une demande de radiation de Gabriel Ullmann de la liste des commissaires enquêteurs. En novembre 2018, un arrêté préfectoral modifie la commission départementale chargée d’établir la liste d’aptitude aux fonctions de commissaire enquêteur de l’Isère. C’est cette commission qui se charge d’auditionner Gabriel Ullmann et de décider de sa radiation. Elle se tiendra le 6 décembre 2018.
Le préfet désigne, de droit, 6 des 9 membres de la commission. Quatre de ces membres sont ses représentants. Le vice-président du département Christian Coigné, qui se trouve être aussi PDG du maître d’œuvre Isère Aménagement, en fait aussi partie. Enfin le préfet désigne l’un des salariés d’Isère Aménagement. « Comment peut-on avoir une commission objective si le préfet la compose pour majorité ? », interpelle la députée européenne Michèle Rivasi. En outre, Christian Coigné est aussi patron du CAUE. Cette structure publique d’architectes dispose elle aussi d’une voix dans la commission. Au final, « seules deux personnes n’ont pas voté contre ma radiation : un représentant associatif et le président de la commission de radiation, un juge du TA de Grenoble », se rappelle Gabriel Ullmann.
Une radiation formalisée le 21 décembre 2018
Formalisée le 21 décembre 2018, la radiation de Gabriel Ullmann ne le « surprend pas » à l’époque. Car le ton avait été donné dès le début de son audition du 6 décembre. Lors de la commission, le secrétaire général de la Préfecture a commencé par faire le décompte de ses avis défavorables sur différents projets. Des avis qu’il a jugé non acceptables car « les dossiers instruits par l’administration ne peuvent conduire qu’à des avis favorables », expliquait-il avant de poursuivre : « un commissaire enquêteur neutre et indépendant ne peut pas émettre un certain nombre d’avis défavorables ». Des propos aussi tenus par Christian Coigné, vice-président du Conseil départemental et aménageur d’Inspira.
Deux jours avant l’officialisation de la radiation, le préfet avait déjà accordé toutes les autorisations au projet Inspira. « Cela montre bien l’importance accordée aux enquêtes publiques », se désole Michèle Rivasi. Gabriel Ullmann interpelle sur le fait que le préfet de l’Isère n’était pas simplement chargé de l’instruction de la demande du projet Inspira, de l’organisation de l’enquête et de la délivrance de l’autorisation. Il était également partie prenante du projet. Sur le site internet Inspira, la préfecture de l’Isère est expressément identifiée comme « partenaire« . Elle est même un « moteur » au sein du projet. « La préfecture joue un rôle de tutelle et doit contrôler les exploitants. Elle ne peut donc pas s’afficher comme partenaire des projets », dénonce l’ex commissaire enquêteur.
Gabriel Ullmann, victime d’une « sanction politique«
Le motif de sa radiation ? On lui reproche de concevoir « les enquêtes publiques dont il est chargé comme des missions d’expertise. Cela le conduit à mener des investigations (…) sortant du cadre d’une exécution complète et diligente de l’enquête, dont le coût est supporté par la collectivité publique ou le porteur du projet ». En d’autres mots, l’expertise de Gabriel Ullmann sur les questions environnementales l’empêche d’évaluer l’impact environnemental du projet Inspira.
« Comment ne pas dénoncer le fait qu’un préfet puisse ainsi être juge, partie et procureur et puisse instruire, requérir, puis délibérer et décider de la radiation d’un commissaire enquêteur à la demande d’un maître d’ouvrage ? », s’énerve Gabriel Ullmann. L’ex commissaire enquêteur rappelle que, 15 jours avant son audition, un des deux autres membres de la commission d’enquête publique avait lui aussi siégé devant la commission d’aptitude pour être reconduit. Son expérience avait été très différente de celle de Gabriel Ullmann. « On ne lui a posé que des questions sur Inspira, sur le fonctionnement de la commission d’enquête… Et il a été reconduit », raconte Gabriel Ullmann.
Pour Guillaume Gontard, Gabriel Ullmann a été victime d’une « sanction politique ». Le sénateur écologiste rappelle que les commissaires enquêteurs ont rendu un avis unanime. Or seulement Gabriel Ullmann a été radié. Il poursuit : « Le préfet, qui est représentant de l’Etat, n’a pas à prendre parti dans ce type de projets. » Et le professeur de droit Gilles Martin d’ajouter : « Je suis très choqué par le faire-semblant. Si le préfet avait directement radié Ullmann, ce serait illégal. Alors on passe par une sorte de procès qui n’a d’équitable que le nom.«
Lire aussi : “On a 115 mois pour réduire de 55% les émissions de CO2”, prévient le sénateur Gontard
Le vent tourne pour l’ex commissaire enquêteur
En novembre 2018, Isère Aménagement avait demandé au TA de Grenoble d’annuler et de réformer l’ordonnance qui fixait les vacations des commissaires-enquêteurs. L’objectif était de réduire fortement les vacations de Gabriel Ullmann pour sa participation à l’enquête. Ce à quoi le TA de Grenoble a répondu par la négative en demandant à la société d’honorer les vacations de l’ex-commissaire enquêteur. Isère Aménagement a réitéré son refus.
Gabriel Ullmann a ensuite déposé deux recours au TA de Lyon contre sa décision de radiation. Le 23 mai 2019, le TA de Lyon a rejeté la requête d’Isère Aménagement concernant ses vacations. Il a par ailleurs validé toutes les conclusions de la commission d’enquête présidée par Gabriel Ullmann.
En novembre 2020, le TA de Lyon a rendu son jugement concernant sa radiation. Il n’a pas retenu le défaut d’impartialité mis en avant par la commission. Mais il a maintenu sa radiation en raison d’un courriel adressé par Gabriel Ullmann dans le cadre de son enquête à la DREAL (Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement). Le TA estime que Gabriel Ullmann a mis « directement et gravement en cause la probité des services de l’Etat en leur prêtant des intentions coupables. » L’argument n’avait jusqu’ici jamais été mis en avant. Ni par la commission de radiation, ni par le préfet dans la saisine de cette dernière. Gabriel Ullmann a fait appel de la décision.
Peu de temps après ce jugement, le Défenseur des droits a rejoint le jugement du TA de Lyon qui valide l’impartialité d’Ullmann. Dans un avis publié le 30 novembre 2020, il écrit que « ce jugement ne peut qu’être regardé comme confirmant l’atteinte injustifiée à la liberté d’expression et la discrimination dont a été victime Ullmann ».
L’espoir de retrouver sa fonction
Aujourd’hui, l’ex commissaire enquêteur a bon espoir de retrouver sa fonction. L’actualité récente semble lui donner raison. Le 4 mai dernier, le TA de Grenoble a annulé l’arrêté du préfet de l’Isère du 19 décembre 2018 qui autorisait le projet Inspira. Le tribunal a estimé que le projet n’était pas compatible avec les objectifs et les orientations du SDAGE (schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux) 2016-2021 du bassin Rhône-Méditerranée. Jean-Pierre Barbier a annoncé faire appel.
Le jour suivant, l’Autorité environnementale a rendu un 4ème avis très critique sur le projet Inspira. Il souligne la vulnérabilité du projet aux inondations, le déficit en eaux souterraines et de surface, et la pollution engendrée. Depuis le début du projet, l’Autorité environnementale est toujours allée dans le sens des conclusions de Gabriel Ullmann.
Pour Gilles Martin, toute cette saga judiciaire a surtout fait perdre du temps et de l’argent. « L’intérêt de l’enquête publique est de mettre en évidence les éléments qui risquent de nuire au projet, et donc remettre en cause sa pérennité sur le plan économique. Or avec Inspira, au lieu d’anticiper et de discuter avec le commissaire enquêteur, on l’a affronté.«
Jérémy Hernando