Sous l’effet du réchauffement climatique et des activités humaines, les espèces animales et végétales migrent selon les latitudes et en altitude. Une étude franco-américaine montre que les espèces marines migrent six fois plus vite vers les pôles. Entretien.
Dans une nouvelle étude parue dans la revue Nature Ecology & Evolution, des chercheurs français et américains ont compilé une base de données des déplacements des espèces animales et végétales terrestres et marines. Elle comprend 12 415 espèces avec plus de 30 000 observations de déplacements. Les chercheurs ont ensuite analysé les vitesses de déplacement suivant les isothermes en latitude et en altitude. À savoir que les isothermes sont des lignes de niveau qui unissent les lieux de même température moyenne annuelle. Dans l’adaptation aux changements globaux, ils montrent que les espèces marines se déplacent beaucoup plus vite que les espèces terrestres.
Jonathan Lenoir est chercheur au CNRS au sein de l’unité de recherche « Ecologie et Dynamique des Systèmes Anthropisés » (EDYSAN), hébergé par l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV). Co-auteur de l’étude, il nous explique ces résultats.
Natura Sciences : Votre étude analyse les déplacements de plusieurs groupes d’espèces sur terre et en mer. Comment avez-vous procédé ?
Jonathan Lenoir : Nous traitons les espèces en quatre grands groupes taxonomiques : les animaux ectothermes, les animaux endothermes, et les organismes photosynthétiques – cryptogames et phanérogames. Les endothermes sont les animaux capables de produire de la chaleur corporelle, comme les mammifères. Les ectothermes, comme les lézards, les amphibiens et les poissons, eux n’en sont pas capables. Les phanérogames sont les plantes plus évoluées avec des organes de reproduction visibles. Les cryptogames ont une reproduction cachée. Il s’agit des végétaux inférieurs comme les mousses, les fougères, les lichens et les algues. Ils vont se reproduire avec la dispersion de spores par le vent et l’humidité. Nous n’avons pas analysé les organismes non chlorophylliens comme les champignons et les bactéries. Il reste trop peu d’informations sur ces espèces.
On s’attend à ce que les ectothermes présentent des réactions plus fortes aux variations de températures, car ils dépendent directement de la température du milieu extérieur. Les endothermes du fait de leurs capacités physiologiques à auto-réguler leur température interne pourront plus facilement s’adapter à des variations de températures extérieures. De même, les phanérogames avec leur mode de reproduction plus évolué, notamment grâce à la dispersion de pollen via les pollinisateurs, réagiront différemment des cryptogames.
Quels types de déplacements avez-vous analysés ?
Nous avons analysé les déplacements moyens selon la latitude, vers les pôles ou l’équateur. Nous avons fait de même selon l’altitude en direction des sommets de montagne ou vers les plaines. Mais nous n’avons pas analysé les déplacements en longitude, car il y a trop peu d’informations pour détecter et analyser à large échelle des déplacements vers l’est ou l’ouest. Nous n’avons pas non plus exploré la migration des animaux marins vers les profondeurs, à la recherche d’eaux plus froides, car il n’existe pas assez de données.
Dans les groupes marins, nous avons plusieurs groupes taxonomiques : poissons, mollusques, bivalves… Certains organismes vont évidemment se déplacer plus vite que d’autres. En moyenne, les espèces marines se déplacent de 5,92 km par an en direction des pôles. C’est près de 6 fois plus que pour les espèces terrestres, dont la moyenne atteint 1,1 km par an. Ce dernier déplacement n’est pas significatif et ne sort pas du bruit de fonds des données. Cela signifie que l’on n’arrive pas à prouver pour l’instant, avec les données disponibles, que les espèces terrestres se déplacent selon la latitude.
En altitude, les déplacements sont en revanche significatifs. Ils se font à peu près tous à la même vitesse, que l’on considère l’altitude la plus haute, la plus basse ou le cœur (barycentre) de la distribution des espèces : entre 2 et 2,5 mètres par an.
Les déplacements moyens les plus rapides vers le bas en altitude – opposé au sens auquel on peut s’attendre avec le réchauffement climatique – concernent les poissons de rivière. Ils descendent de 3 mètres par an. Le déplacement moyen le plus rapide vers les hautes altitudes concerne des amphibiens de l’hémisphère sud à 12,39 mètres par an. Par ailleurs, sur terre, le déplacement moyen le plus rapide vers l’équateur concerne des reptiles, à 6,5 km par an. Enfin, le déplacement terrestre le plus rapide vers les pôles atteint en moyenne 18,4 km par an. Il concerne les insectes.
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Comment expliquez-vous ces déplacements ?
Les organismes marins ont tendance à se déplacer beaucoup plus rapidement que les espèces terrestres. Finalement, les espèces marines vont réussir, dans certaines circonstances, à suivre les déplacements des isothermes alors que ce n’est presque jamais le cas en terrestre. En marin cela s’explique par une amplification de l’effet du réchauffement, sous l’effet combiné des activités humaines. En terrestre, à l’inverse, cela s’explique par des interactions négatives entre vitesse du réchauffement climatique et intensité des activités humaines. La fragmentation des habitats naturels, un phénomène plus marqué en terrestre qu’en marin, fait que les espaces naturels sont plus difficiles d’accès. Au final, très peu d’espèces terrestres arrivent à migrer en latitude. En montagne, les espèces n’ont pas besoin de se déplacer sur de trop grandes distances pour retrouver des conditions climatiques favorables. En plus, à haute altitude l’impact des activités humaines reste inférieur à ceux en plaine et donc l’habitat naturel y est moins fragmenté.
Le réchauffement climatique agit bien sur la distribution des organismes, mais la variabilité demeure très importante. Il y a même des espèces qui se déplacent à l’envers de ce que le réchauffement climatique pourrait laisser présager. C’est donc beaucoup plus compliqué que ce que l’on peut penser. Nous avons inclus l’impact des activités humaines et l’on montre que certains déplacements s’expliquent par cette autre composante des changements globaux. En mer, cela va être la surpêche et l’aquaculture. Sur terre, cela concerne notamment l’agriculture, la sylviculture et l’urbanisation.
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Au final, on montre que les modèles ne sont pas très explicatifs. Les facteurs liés à la température, aux activités humaines et à la forme de vie des organismes expliquent moins de 10 % de la variabilité des déplacements observés dans la littérature scientifique. Le reste des déplacements s’explique par des biais méthodologiques et géographiques ou des facteurs que l’on n’identifie pas encore. Dire que les espèces se déplacent uniquement en réponse au réchauffement, c’est vrai pour une infime partie. Il existe d’autres facteurs en jeux. A ce jour, nous manquons d’informations et de données fiables pour en tirer un signal clair et net.
Vous évoquez des biais dans les données. Quels sont-ils ?
Nous avons identifié trois niveaux de biais : des biais géographiques, taxonomiques et méthodologiques. D’abord, davantage d’études portent sur l’hémisphère nord. En plus, aucune étude ne présente la même méthode d’analyse sur les déplacements mis en évidence. En outre, certains groupes sont plus représentés dans les données. Le groupe le plus représenté est par exemple la classe taxonomique des Magnoliopsida. Il s’agit des plantes à fleurs comme le magnolia. Chez les insectes, il est frappant de voir que beaucoup de chercheurs travaillent sur les papillons. Les naturalistes ont toujours été plus intéressés par les amphibiens et par les oiseaux. Cela se retrouve dans notre base de données.
Notre vision de la biodiversité est en réalité complètement biaisée par le regard parfois subjectif que la société porte sur la biodiversité. Notre base de données décrit les déplacements de 12.415 espèces sur les 2 millions de connues. Cela ne représente que 0,6 % de ce qui est connu… Les variables utilisées pour expliquer les déplacements n’expliquent, en gros, que 10 % des déplacements observés. En résumé, on explique 10 % de 0,6 %… Si l’on tient compte de la biodiversité non encore estimée, on voit que l’on est très loin du compte en ce qui concerne notre compréhension de la complexité de la réponse du monde vivant face aux changements globaux !
Propos recueillis par Matthieu Combe, journaliste de Natura Sciences