Le 9 mars, le média d’investigation en ligne Disclose publiait «Toxique». Cette enquête de deux ans dénonce les conséquences des 193 essais nucléaires en Polynésie française. Le CEA indique attendre des données complémentaires pour apporter son « éclairage » à la publication. Le leader indépendantiste polynésien Oscar Temaru appelle à une manifestation contre « les 193 crimes commis par l’État français ».
La France a réalisé 193 essais nucléaires réalisés en Polynésie entre 1966 et 1996. L’enquête de Disclose se base sur des milliers de documents militaires déclassifiés et de longs calculs. Les auteurs veulent ainsi dévoiler l’ampleur des retombées radioactives qui ont frappé les archipels du Pacifique. Disclose dénonce « les mensonges de l’Etat sur la contamination des populations civiles et militaires ».
L’enquête estime en effet que la radioactivité reçue par certains Polynésiens est « deux à dix fois supérieure » aux estimations du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Et ce, suite aux six essais nucléaires les plus contaminants. « Environ 110 000 personnes ont été dangereusement exposées à la radioactivité, soit la quasi-totalité de la population des archipels à l’époque », dénonce l’enquête.
Un même jeu de donnes brutes mais une exposition très différente
En 2006, le Ministère de la défense publiait son rapport « La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie – A l’épreuve des faits ». Dans un communiqué, le CEA se défend, point par point, d’avoir sous-évalué le niveau de radioactivité dans ce rapport. « Les calculs de doses réalisés par les auteurs de Toxique qui conduisent à des impacts plus élevés que ceux présentés dans le rapport de 2006 utilisent, comme le CEA, des données brutes de contamination des aliments, du sol, de l’eau ou de l’air, recueillies entre 1966 et 1974 par le Service Mixte de Sécurité Radiologique (SMSR) et le Service Mixte de Contrôle Biologique (SMCB) », explique le CEA.
Les deux études partent des mêmes données brutes mais obtiennent des résultats bien différents. Comment expliquer une telle différence ? Selon le CEA, il manque dans l’enquête « Toxique » des précisions sur certaines données. C’est par exemple le cas des méthodes utilisées et des hypothèses retenues. « En particulier, il manque des précisions sur les données d’entrée retenues par les auteurs sur les temps de présence des populations à l’extérieur, sur la radioactivité ajoutée dans les aliments, sur les rations alimentaires, ce qui ne permet pas au CEA d’expliquer à ce jour les différences entre les résultats cités dans Toxique et ceux du CEA sur les doses de radioactivité auxquelles les habitants de Polynésie française ont été exposés après les essais nucléaires. »
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Interrogé par l’AFP, le CEA a affirmé que « la méthode utilisée serait la même aujourd’hui qu’à l’époque » s’il devait refaire les calculs. L’agence souligne notamment avoir bien pris en compte l’eau de pluie consommée par la population, contrairement à ce qu’affirme Disclose.
Appel à manifester le 17 juillet en Polynésie
Le leader indépendantiste polynésien Oscar Temaru a invité les Polynésiens à un rassemblement pacifiste le 17 juillet. Soit à la date anniversaire de l’essai nucléaire Centaure en 1974, le tir jugé le plus dangereux pour les Polynésiens. Il a souhaité, dans un communiqué vendredi, que la France reconnaisse « sa faute ». En 2018, il avait déposé une plainte pour crime contre l’humanité contre la France auprès de la Cour pénale internationale. L’enquête de Disclose a provoqué des réactions indignées d’autres élus polynésiens.
« C’est la preuve éclatante d’un mensonge d’Etat », a déclaré le député Moetai Brotherson, proche d’Oscar Temaru. « Je ne pouvais pas imaginer qu’un président de la République pouvait nous mentir et nous tromper », a commenté Gaston Flosse, président de la Polynésie française à l’époque des essais nucléaires.
Les sénateurs Lana Tetuanui et Teva Rohfritsch, autonomistes proches du président de la Polynésie française Edouard Fritch, ont déposé une question écrite à la ministre des Armées. Ils appellent le gouvernement « à faire toute la lumière sur ces publications ». En plus, ils demandent « des mesures adaptées et efficientes pour répondre aux attentes des victimes des essais nucléaires ».
Toxique fait réagir au plus haut sommet de l’État
Edouard Fritch a de son côté dénoncé la « virulence » des réactions politiques locales. « Lorsqu’on dit que c’est passé de 2 à 4 millisieverts et qu’on n’en a déclaré que 2: attendez, lorsqu’on voit les autres accidents nucléaires, que ce soit à Fukushima ou à Tchernobyl, on n’est pas dans l’ordre de la dizaine. Donc est-ce que ces gens qui écrivent ces livres aujourd’hui, qui veulent se payer l’Etat, pensent au Polynésien qui entend tout ça et qui angoisse ? », a-t-il déclaré à l’AFP.
Plus haute autorité de l’État en Polynésie française, le haut-commissaire Dominique Sorain a réfuté tout mensonge de la France. L’enquête de Disclose « s’appuie sur des archives qui ont été déclassées, ce qui montre qu’on a accès à un certain nombre de données », a-t-il déclaré. « Il n’y a pas d’élément fondamentalement nouveau dans ce qui a été montré, si ce n’est des affirmations, mais ce sont des affirmations qui doivent reposer sur des bases scientifiques, et il faut qu’il y ait des réponses précises, techniques, sur ces sujets ».
Matthieu Combe avec AFP