Après l’intelligence artificielle générative, les mondes virtuels promettent prochainement de devenir la nouvelle manne des géants du numérique. Au risque de réduire à néant les engagements de décarbonation du secteur.
Tout laisse penser à croire que l’impact carbone du numérique va s’amplifier dans les années à venir. « Le rythme des innovations s’accélère, souligne Hugues Ferreboeuf, chef de projet « numérique » à The Shift Project. Et au fur et à mesure que ce rythme s’accélère, notre capacité à maîtriser nos usages se réduit ». Ces derniers mois, le recours à l’intelligence artificielle (IA) générative explose et la propulsion de constellations de satellites en orbite basse se multiplie.
Les nanotechnologies connectées, l’internet des objets intelligents et les mondes virtuels vont bientôt s’ajouter à cette liste qui s’allonge. Ainsi, The Shift Project a voulu savoir s’il y avait des modalités d’adoption des mondes virtuels soutenables, au sens où leur empreinte serait maîtrisable. L’association présidée par Jean-Marc Jancovici publie ainsi le nouveau rapport Energie, climat : Quels mondes virtuels pour quel monde réel ?.
Des mondes virtuels bien ancrés dans le réel
L’annonce de Meta (ex-Facebook) de créer le « métavers généralisé » est un signal fort envoyé à l’écosystème numérique. Celui-ci va chercher à se positionner pour développer une partie de cette offre et permettre l’avènement de ce monde virtuel. Et cela devrait arriver assez rapidement. « Toutes les technologies sont prêtes pour que les mondes virtuels soient le nouvel élément qui prendra la suite de l’IA générative pour accroître la dynamique d’expansion du numérique », assure Hugues Ferreboeuf. « Les usages ne sont pas encore bien définis, mais on présage que selon la façon dont ils se développent, ils peuvent être structurants pour l’empreinte carbone énergie du numérique », ajoute-t-il.
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Au niveau européen, l’intention est que la 6G permette l’avènement des mondes virtuels. En juillet 2023, la Commission européenne a dévoilé sa stratégie sur le web 4.0 et les mondes virtuels. Objectif : développer un écosystème industriel européen du web 4.0 et des mondes virtuels. Et élaborer des normes mondiales pour l’ouverture et l’interopérabilité de ces technologies. Ensuite, en janvier 2024, la même Commission a lancé deux appels à contributions sur la concurrence dans les mondes virtuels et l’intelligence artificielle (IA) générative et a envoyé des demandes de renseignements à plusieurs grands acteurs numériques. Puis, le 20 mars, elle a adopté le deuxième plan stratégique d’Horizon Europe pour 2025-2027. La transition numérique fait partie des trois orientations stratégiques ; les mondes virtuels comptent parmi neuf nouveaux partenariats européens cofinancés et coprogrammés.
Des mondes virtuels aux caractéristiques multiples
Les mondes virtuels répondent à quatre caractéristiques principales. Premièrement, ils sont immersifs, c’est-à-dire qu’ils plongent l’utilisateur dans un environnement virtuel, par le biais de casques ou de lunettes. Ensuite, ils aspirent à la simultanéité, via leur capacité à gérer des interactions de plus en plus rapides, jusqu’à être perçues comme en temps réel. En plus, ils assurent la virtualisation et son remplissage, via la création des représentations virtuelles du monde réel et des services numériques associés. Et enfin, ils sont dits persistants, car ils continuent d’exister et d’évoluer en absence d’un utilisateur.
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En parallèle, quatre caractéristiques sont importantes quand on s’intéresse aux impacts énergétiques et environnementaux des mondes virtuels. Il s’agit des caractéristiques de commercialisation d’objets ou d’accessoires, de taille du monde créé, des contrainte liées au lieu physique d’accès au système (dans des endroits spécifiques ou partout en mobilité) et de coexistence physique et numérique. Marlène de Bank, ingénieure de recherche « numérique » chez The Shift Project, détaille ce dernier point : « C’est le fait qu’il y ait une interaction permanente entre le monde virtuel et le monde réel, qu’un changement dans l’un de ces mondes se répercute dans l’autre et réciproquement ».
Pour étudier les impacts environnementaux des mondes virtuels, The Shift Project a donc retenu deux angles d’attaque : les prismes « technologique » et « usages ». Marlène de Bank, développe : « En regardant par l’angle des technologies, cela nous permet d’être au plus proche de l’infrastructure matérielle et de quantifier les impacts énergétiques et environnementaux. En même temps, on est obligé d’avoir une approche par les usages pour savoir à quoi cette offre pourrait servir et faire le lien avec les externalités positives ou négatives ».
Des mondes virtuels généralisés hors de la contrainte carbone
The Shift project a relevé plusieurs usages potentiels. Au menu : les conférences et réunions en ligne, les jeux vidéos et les univers sociaux, les achats en ligne, les expériences culturelles, les jumeaux numériques, la pornographie, la formation et l’apprentissage.
En cas d’un déploiement indifférencié des mondes virtuels et d’une adoption généralisée dans le monde, le secteur du numérique s’embarque vers l’émission de 3,9 milliards de tonnes de CO2 équivalent en 2030. « C’est au moins 7% des émissions carbone mondiales en 2030″, prévient Marlène de Bank. C’est un chiffre proche du scénario le plus alarmant anticipé par The Shift project en 2021, bien supérieur aux impacts du scénario tendanciel de l’ADEME-Arcep pour 2030.
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Mais c’est surtout bien loin de l’objectif de décarbonation du secteur numérique pris au niveau mondial pour 2030. Le secteur envisage de baisser ses émissions de 45% entre 2020 et 2030 pour rester sous les 2°C à la fin du siècle, dans le cadre du Science Based Targets Network. « On est plutôt dans une tendance où les émissions se disposent d’augmenter de 50% et où la consommation d’électricité va probablement être doublée entre 2020 et 2030″, prévient Hugues Herreboeuf.
En adoptant massivement les mondes virtuels en France, la consommation électrique augmenterait de 4 térawattheures (TWh) entre 2020 et 2030. « C’est à peu près 3 jours de demande sur le réseau électrique français », partage Marlène de Bank. Mais dans ces conditions, les mondes virtuels ne seraient certainement pas les seuls à se développer.
Dans un autre scénario élaboré pour son rapport Energie, climat : Stratégie pour des réseaux numériques sobres et résilients, l’organisation a exploré l’effet d’un scénario dit « exponentiel » sur les réseaux Internet avec un déploiement accru de technologies comme l’intelligence artificielle, l’internet des objets, la réalité virtuelle et augmentée après 2030, ne comprenant toutefois pas une adoption généralisée des mondes virtuels. « On a une multiplication par trois des émissions de gaz à effet de serre et jusqu’à 5 TWh de plus de consommation électrique en 2035″, prévient Maxime Efoui-Hess, coordinateur de projet « numérique » chez The Shift Project
Un déploiement ciblé pour réduire l’impact carbone
Le déploiement indifférencié et l’adoption généralisée des mondes virtuels est incompatible avec une trajectoire résiliente vis-à-vis de la contrainte carbone. Face à de tels résultats, le think tank exploré l’impact des seules « conférences et des réunions en lignes immersives ». En adoptant les mondes virtuels que pour quelques usages, allant des avatars actuels sur Zoom à des hologrammes ou de la réalité augmentée, les experts ont évalué les impacts sur les terminaux, réseaux et centres de données pour permettre notamment l’immersion, la simultanéité et la virtualisation. Les ingénieurs ont ainsi quantifié l’adoption de la métaconférence à 50 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an d’émissions directes et induites.
Hugues Ferreboeuf résume les choix à faire de la sorte : « On peut peut-être déployer des mondes virtuels, mais on ne peut pas à la fois déployer des mondes virtuels de façon généralisée, mettre de l’intelligence artificielle partout, y compris dans les frigidaires connectés, et continuer à accroître la définition sur les films que l’on regarde sur smartphones. Il y a des choix à faire, et on fournit des outils qui permettent d’avoir un débat informé et démocratique sur le sujet ».
Dans ces conditions, The Shift Project recommande notamment de conditionner les investissements futurs à des études d’impact préalables et quantifiées pour retenir les seuls projets compatibles avec les trajectoires énergétiques et climatiques. Il s’agirait aussi d’orienter l’innovation et les usages vers des trajectoires plus sobres et résilientes. Et enfin, l’organisation souligne l’importance de former les parties prenants du processus d’innovation aux impacts systémiques et environnementaux des choix technologiques qu’ils alimentent.