En amont de la COP29 Climat qui s’est ouverte en Azerbaïdjan ce 11 novembre, une proposition de l’Union géophysique américaine en faveur d’une « recherche éthique » autour de la géoingénierie, y compris solaire, a ravivé les débats autour de ce type de technologie d’altération du climat. Certains scientifiques considèrent que c’est une perte de temps dangereuse dans la lutte contre le réchauffement climatique. D’autres que la recherche est nécessaire pour évaluer les risques, car certains États sont de plus en plus tentés par leur utilisation.
« La pression en faveur d’une intervention humaine sur le climat pourrait s’intensifier alors que le monde se réchauffe. » C’est la prédiction de l’Union américaine de géophysique (AGU), face aux velléités de certains gouvernements et entreprises privées à développer des techniques de géoingénierie.
Dans une proposition de Cadre éthique pour la recherche autour de l’intervention climatique publiée le 23 octobre dernier, l’institution prévoit cinq principes éthiques devant être pris en compte dans la recherche autour de ces sujets : une recherche responsable, une justice climatique holistique (qui s’intéresse au sujet dans sa globalité), une participation publique inclusive, de la transparence et une gouvernance informée. Elle n’évoque néanmoins aucune mesure contraignante.
Une crainte dans les milieux scientifiques
« Il y a vraiment un emballement ces derniers temps, et une crainte dans les milieux scientifiques américains face à la banalisation des projets de géoingénierie, ce qui pousse ces milieux à prendre position », explique Marine de Guglielmo Weber, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) en sciences de l’information et de la communication. Avec le journaliste Rémi Noyon, elle vient de publier Le grand retournement : comment la géoingénierie infiltre les politiques climatiques (Editions LLL). Cette enquête montre que le monde envisage largement ces technologies, autrefois craintes et mises de côté par la communauté scientifique, dans la lutte contre les bouleversements climatiques.
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Ces dernières années, des milliardaires comme Elon Musk ou Bill Gates ont poussé pour la recherche autour de la géoingénierie solaire, par des dons de millions de dollars et en s’exprimant publiquement en faveur de l’adoption de ces technologies. Les États-Unis et d’autres pays, notamment pétroliers, soutiennent aussi ces idées dans les sommets internationaux. Faut-il donc voir cette proposition de cadre éthique comme un moyen de faire face aux pressions politiques et économiques ? La réponse ne semble pas simple, puisque ce cadre ne fait en réalité pas consensus.
Un amalgame entre différents types de géoingénierie
Les technologies de géoingénierie se divisent en deux grandes catégories. La première est la géoingénierie solaire, qui consiste à réfléchir une partie du rayonnement solaire avant qu’elle n’arrive à la surface de la Terre. Elle comprend par exemple l’injection d’aérosols dans l’atmosphère, ou l’éclaircissement des nuages à l’aide de particules de sel. Le 6ème rapport du Giec souligne les “grandes incertitudes” liées à ces technologies, dont l’utilisation comporte des risques encore difficilement mesurables. Dans les colonnes du Monde, Christopher Trisos, un des auteurs du Giec sur la géoingénierie qui dirige le Climate risk lab à l’université du Cap en Afrique du Sud, l’exposait ainsi en février 2023. « On ne connaît pas bien les conséquences sur la santé, la mortalité humaine, la sécurité alimentaire ou hydrique ou les extinctions d’espèces, et il pourrait y avoir de mauvaises surprises. »
La deuxième catégorie de géoingénierie, plus mature technologiquement, est l’élimination du carbone atmosphérique en capturant le dioxyde de carbone et en le séquestrant sous terre. L’Union américaine de géophysique (AGU) ne fait pas la distinction avec la géoingénierie solaire. Sa présidente, Lisa J. Graumlich, plaide pour une recherche autour de toutes ces technologies « inclusive, représentative et juste, en examinant les risques et les avantages ». Elle souligne également que la priorité doit rester « de s’attaquer à la racine de la cause du réchauffement climatique, les émissions de carbone ».
« Je suis en phase avec cette initiative et le besoin d’un tel cadre, avance Olivier Boucher, directeur de recherche au CNRS et coordinateur du chapitre Nuages et aérosols du 5ème rapport du GIEC. Mais je regrette que l’AGU continue d’amalgamer géoingénierie solaire et élimination du carbone atmosphérique, alors que de nombreux scientifiques ont appelé à découpler les deux sujets. Ce sont deux objets si différents qu’on ne peut pas généraliser une prise de position. »
Normaliser des technologies dangereuses
Autre voix influente sur le sujet, le politologue allemand Frank Biermann considère cet amalgame comme une « normalisation » de la géoingénierie solaire. « Ces technologies sont par essence dangereuses, les risques sont considérables et n’ont pas été mesurés. Leur développement pourrait mettre en danger l’accord de Paris sur le climat, en perdant du temps à parler de solutions hypothétiques au lieu des enjeux de décarbonation. Nous n’avons pas besoin de recherche sur le sujet », assène-t-il. Il y a deux ans, il signait une lettre ouverte avec 500 autres scientifiques, dont la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, ancienne co-présidente du groupe n°1 du GIEC, pour appeler à un « accord international de non-utilisation » de la géoingénierie solaire.
Il ajoute une autre critique : l’américano-centrisme de l’Union américaine de géophysique. « Quand vous regardez le corpus de scientifiques qui ont travaillé sur le cadre éthique de recherche autour de la géo-ngénierie, c’est en grande partie des américains. Alors que c’est une technologie qui a des répercussions au niveau mondial, même si on l’utilise à un niveau local. »
Les États-Unis, lobby de la géoingénierie
Dans les sommets internationaux, les pays du Sud, qui se retrouveraient désavantagés par l’utilisation de géoingénierie solaire, se battent régulièrement contre les États-Unis, qui se sont constitués ces dernières années comme un lobby de ces technologies. En 2019, le corps diplomatique américain a bloqué une résolution portée par la Suisse aux Nations-Unies qui visait à évaluer leurs risques. Et en avril dernier, en Californie, un premier test public de géoingénierie solaire à petite échelle aux États-Unis a été entrepris.
« La géoingénierie est de plus en plus considérée par les deux camps politiques américains, mais pour des raisons différentes, expose Marine de Guglielmo Weber, chercheuse à l’Irsem. Du côté républicain, ce sont les anciens climatosceptiques qui ont basculé vers le technosolutionisme. Du côté démocrate, c’est plutôt du fait d’une politique pro-business. Car la quasi-totalité des scientifiques qui soutiennent la géoingénierie sont des démocrates. »
Un cadre éthique peut-il prévenir tous les risques ?
L’angle mort le plus important de ce cadre éthique est donc de ne pas être une décision prise au niveau international. Il n’empêche pas non plus les expérimentations pirates de géoingénierie solaire. En avril 2022, la start-up Make-sunset, fondée par l’entrepreneur américain Luke Iseman, avait envoyé deux ballons d’hélium dans l’atmosphère depuis le Mexique en dehors de tout cadre réglementaire. Elle commercialise depuis des » crédits refroidissements » de l’atmophère à 10 euros le gramme de CO2, une version des compensations carbone sans aucun support scientifique ou légal.