Dans un rapport publié mardi 17 décembre, l’IPBES, plateforme d’experts sur la biodiversité sous l’égide des Nations unies, démontre comment les enjeux de biodiversité, de climat, d’eau, de santé et d’alimentation sont étroitement liés et doivent être pensés en même temps. Une analyse de 71 solutions aux problèmes environnementaux vient compléter cet inventaire adressé aux dirigeants des États du monde entier.
Érosion de la biodiversité, dérèglement climatique, sécurité sanitaire, sécurité hydrique et sécurité alimentaire. Pour les 165 experts qui ont travaillé sur le dernier rapport de l’IPBES paru mardi 17 décembre, ces cinq enjeux sont si étroitement liés qu’ils doivent être pris en compte de concert pour concevoir des politiques environnementales efficaces. Ils ont donné un nom à cette vision : la « gouvernance nexus », qui doit prendre des décisions en associant à la fois le climat, la biodiversité, l’eau, la santé et l’alimentation.
Arrêter de penser en silo
Selon eux, il faut arrêter de « penser en silo », et éviter de se concentrer sur une crise à la fois. « Il y a énormément d’études qui montrent que des interventions bénéfiques pour l’une des composantes du nexus peuvent avoir des conséquences néfastes sur les autres”, explique Améline Vallet, co-autrice du rapport et économiste de l’environnement au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired).
La chercheuse prend l’exemple de l’Amérique du Sud. Depuis les années 1980, dans la chaîne de montagnes des Andes, de nombreuses forêts d’eucalyptus et de pins ont été plantées pour séquestrer du carbone et produire du bois. « Les arbres ont pris rapidement, mais la monoculture a entraîné une acidification importante des sols et un assèchement, car ce sont des espèces qui nécessitent de grandes quantités d’eau. Il y a eu un impact positif sur le climat, car il y a eu une séquestration de carbone, mais pour la biodiversité, la ressource en eau et l’agriculture on a pu voir des effets désastreux », rappelle-t-elle.
Paris en bon élève
À l’inverse, le rapport met en avant des actions qui ont su concilier les cinq composantes de la gouvernance nexus. En France, c’est un projet de l’entreprise publique en charge du réseau d’eau parisien qui fait figure d’élève modèle. Dans le but de baisser la pollution aux pesticides, 47 millions d’euros ont été investis entre 2020 et 2025 pour inciter les agriculteurs autour des points de captation à avoir des pratiques plus vertueuses.
Le succès est retentissant : une diminution de 77 % des phytosanitaires, et au final une solution de prévention qui coûte trois fois moins cher que s’il avait fallu dépolluer une eau saturée en pesticides. Bingo environnemental : l’action est aussi vertueuse pour la biodiversité du territoire et la santé des agriculteurs et des consommateurs.
« Nous entendons souvent des discours qui disent qu’on ne peut pas nourrir le monde et sauver la planète en même temps. Mais notre rapport montre que c’est une vision complètement limitée du problème. Il y a déjà des mesures qui existent qui permettent d’adresser toutes les crises auxquelles nous sommes confrontés », détaille Fabrice de Clerck, co-auteur et géographe spécialiste des questions d’agriculture et de services écosystémiques.
Une demande des États
Si les enjeux de gouvernance sont au cœur du rapport, c’est que les États de l’Organisation des Nations unies (ONU) en ont fait expressément la demande. L’IPBES, plateforme d’experts sur la biodiversité elle-même sous l’égide de l’ONU, répond ainsi au besoin d’identification de solutions durables de la part des gouvernements qui cherchent à faire face à ces problèmes interconnectés.
Une grande partie du rapport se penche sur 71 solutions envisageables et leur impact sur les différentes composantes « nexus ». Parmi les solutions les mieux notées sur tous les aspects, on retrouve la conservation d’écosystèmes comme la forêt ou les mangroves, l’assurance des droits et de l’équité vis-à-vis des systèmes alimentaires indigènes ou encore la prévention des risques de zoonose (des épidémies transmises de l’animal à l’homme). « Notre public-cible, c’est bien sûr les ministres de l’environnement en leur présentant des solutions qui ont fait leurs preuves. Mais j’espère qu’il y a aussi une audience pour les autres ministères, car cela les concerne aussi », avance Fabrice de Clerck.
Des coûts environnementaux qui ne sont pas pris en compte
Une autre partie du rapport s’attarde à faire un état des lieux des mesures prises pour la protection de la biodiversité, et par extension les autres composantes de la gouvernance nexus que sont l’eau, la santé, le climat et l’alimentation. « Les prises de décision actuelles ont donné la priorité aux rendements financiers à court terme tout en ignorant les coûts pour la nature, et n’ont pas réussi à obliger les acteurs à rendre compte des pressions économiques négatives exercées sur le monde naturel », expose Paula Harrison, chercheuse au Centre pour l’écologie et l’hydrologie du Royaume-Uni, et l’une des coordinatrices du rapport.
Les experts pointent un défaut de l’approche économique actuelle, qui ne prend pas en compte le « coût de l’inaction » et les « externalités négatives » des activités. De 10 000 à 25 000 milliards de dollars de coûts « externes » ne seraient ainsi pas comptabilisés chaque année dans les prises de décision. Il faut ajouter 700 milliards de dollars de subventions publiques annuelles incitant à endommager la biodiversité, et 5 000 milliards de dollars de flux financiers annuels du secteur privé directement préjudiciables à la biodiversité.
En comparaison, les 200 milliards de dollars dépensés chaque année dans le monde pour améliorer l’état de la biodiversité font pâle figure. Pourtant, les systèmes économiques sont dépendants de la bonne santé des écosystèmes et de l’environnement. En 2023, environ 58 000 milliards de dollars, soit plus de 50 % du PIB mondial, ont été générés dans des secteurs modérément à fortement dépendants de la nature.
Quels scénarios futurs ?
Pour tenter de comprendre les futurs possibles, le rapport a analysé 186 scénarios issus de 52 études. Il alerte sur les dangers que représentent les scénarios de type « business as usual », une expression anglaise qui signifie un maintien du statu quo. On y retrouve deux familles de scénarios, les « alimentation d’abord », où l’accent est mis sur la production massive alimentaire au détriment des autres composantes de la gouvernance nexus, et les scénarios « surexploitation de la nature ». Dans les deux cas, les scientifiques observent une « surconsommation » et une augmentation du rejet de gaz à effet de serre responsables du dérèglement climatique.
Une autre famille de scénarios observe le monde si le choix est fait de prioriser une seule crise environnementale. Dans les scénarios « climat d’abord », où l’humanité s’attaque en priorité au changement climatique, les scientifiques montrent que des impacts négatifs sur la biodiversité peuvent survenir, en raison de solutions basées en grande partie sur l’innovation technologique. Au contraire, dans les scénarios « biodiversité d’abord », l’humanité se concentrerait sur la création de grandes zones protégées, mais des conséquences imprévisibles pourraient avoir lieu sur les autres composantes nexus, notamment l’alimentation.
Un avenir « durable » encore possible
Enfin, deux autres familles de scénarios envisagent un futur « durable », avec des impacts positifs sur les cinq composantes nexus, mais nécessitent des changements de mode de vie et de consommation très importants. La première, le type de scénario « Nexus équilibré », envisage de fortes régulations environnementales et des modes d’agricultures durables. Il aurait des impacts positifs sur l’alimentation et la santé, et à moindre mesure sur la biodiversité, le climat et l’eau.
La deuxième famille de scénarios durables, et la plus mise en avant par les chercheurs, est celle des « Nature-orienté nexus ». Elle nécessite une diminution globale de la consommation par personne, une ambition climatique forte ainsi que le déploiement de zones de protection très efficaces et beaucoup de technologies vertes.
« Envisager les cinq composantes nexus que sont la biodiversité, le climat, l’eau, l’alimentation et la santé est vraiment la clé pour arriver à des solutions concrètes et efficaces, prévient Améline Vallet, co-autrice du rapport et économiste au Cired. Et ce n’est pas réservé aux gouvernements. Même des associations, des entreprises ou des collectivités locales peuvent s’emparer de cette démarche pour penser leurs actions de manière plus durable et équitable. »