Une vingtaine de pays dont la France ont appelé ce samedi à la COP28 à tripler les capacités de production nucléaire mondiales d’ici 2050 pour limiter le réchauffement climatique. Voici un doux rêve qui semble difficile à concrétiser.
À la COP28 sur le climat de Dubaï, un groupe de 22 pays aimerait bien tripler les capacités de production nucléaire mondiales d’ici 2050 par rapport à 2020. Est-ce probable d’y parvenir ? Rien n’est moins sûr. Selon le World Nuclear Industry Status Report, l’évaluation indépendante des développements nucléaires dans le monde, 412 réacteurs sont en opération en décembre 2023 dans un peu plus de 30 pays. Ils produisent moins de 10% de l’électricité mondiale.
Pourtant, à lire les scénarios de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’intérêt pour l’atome se renforce dans certains pays depuis la pandémie. Dans ses dernières projections les plus optimistes, l’AIEA prévoit que la capacité nucléaire installée fera plus que doubler pour atteindre 890 gigawatts à l’horizon 2050. Cela représente une augmentation de près de 25 % par rapport aux prévisions de l’Agence pour 2020.
Doubler ? Tripler ? Qui dit mieux ?
Les partisans du nucléaire ne veulent pas simplement s’assurer de la concrétisation du meilleur scénario de l’AIEA, mais aller encore plus loin. Le 2 décembre 2023 à la COP28, une vingtaine* de pays – dont la France, les États-Unis, les Émirats arabes unis, et le Japon – ont signé la Déclaration relative au triplement de la production d’énergie nucléaire d’ici 2050 par rapport à 2020. La déclaration invite d’autres pays à les rejoindre dans cet effort. La Chine et la Russie, les premiers constructeurs de réacteurs nucléaires dans le monde aujourd’hui, n’ont toutefois pas signé la déclaration.
Pour accélérer le marché, ces pays parient notamment sur le développement des petits réacteurs modulaires (SMR, small modular reactors) dans les pays en développement et émergents. Avec une puissance allant de 20 à 300 MW par unité, ces petits réacteurs auraient l’avantage d’être déployables beaucoup plus rapidement.
Jusqu’à plusieurs milliers de réacteurs supplémentaires
Fin 2020, la capacité nucléaire installée s’élevait à 393 GW, selon l’AIEA. Tripler les capacités nucléaires mondiales reviendrait donc à mettre en service plus de 52 réacteurs de 1.000 MW par an entre 2035 et 2050. C’est beaucoup comparé aux 6 réacteurs qui ont rejoint le réseau en 2021, et aux 6 supplémentaires en 2022. Mais cela ne freine pas l’enthousiasme du président de la République. « Cet engagement et l’objectif de tripler l’énergie nucléaire d’ici 2050 que nous approuvons aujourd’hui envoie un message extrêmement puissant au monde : l’énergie nucléaire est de retour et est une solution indispensable à la lutte contre le changement climatique », a assuré Emmanuel Macron à la tribune.
Pourtant, construire et mettre en service un gros réacteur nucléaire prend au bas mot entre 10 et 15 ans. Dans cette décennie capitale pour l’urgence climatique, le nucléaire ne peut donc pas être une solution, assurent de nombreux observateurs. Les réacteurs SMR ne seront pas plus une solution à court-terme. Ceux-ci sont encore rares sur le marché et ne devraient pas être déployés en série avant 2030 – 2035, au mieux. Avec une puissance entre 20 et 300 MW par unité, tripler les capacités nucléaires mondiales reviendrait alors à installer chaque année , entre 2035 et 2050 entre 175 et 2.620 SMR dans le monde.
Les SMR, une réalité sur le papier, pas dans les faits
Greenpeace dénonce ainsi une vision « déconnectée de la réalité ». D’après l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), il existe près d’une centaine de projets « candidats » au titre de SMR sur le papier, avec des technologies diverses. Les prototypes et les projets se multiplient, mais ils sont encore très peu à avoir été mis en service. Le premier démonstrateur en fonctionnement dans le monde a été mis en service à la centrale nucléaire de Shidaowan, en Chine, en décembre 2021. D’une puissance de 200 MW, il devait donner naissance à 18 unités supplémentaires, mais elles ont été abandonnées devant l’augmentation du coût de construction de la tranche.
La Chine construit actuellement la tête de série de sa technologie de SMR Linglong. Les travaux ont débuté en 2019 sur le site de la centrale nucléaire de Changjiang. Le SMR de 125 MW devrait être mis en service commercial fin 2026. « Les SMR ne sont pas une réalité aujourd’hui », juge toutefois Pauline Boyer, chargée de campagne Transition énergétique à Greenpeace France. De plus, le caractère « modulaire » d’un SMR est obtenu par sa fabrication en série dans une usine dédiée. Il faudrait donc aussi planifier la construction de ces usines en amont pour développer des petits réacteurs en série, souligne la militante.
Pauline Boyer énumère deux autres freins majeurs à un tel déploiement. Premièrement, la multiplication du nombre de réacteurs et la gestion des déchets radioactifs posent un important défi de sûreté nucléaire. Un intérêt particulier devrait être porté au sujet dans une période où l’insécurité géopolitique augmente et où les risques de conflits ne sont pas à exclure. Enfin, le nucléaire n’est pas adapté aux impacts du dérèglement climatique, notamment à cause de ses besoins en eau pour refroidir les réacteurs.
La finance au service de la relance du nucléaire ?
Quoi qu’en pensent les ONG, l’industrie nucléaire travaille dur pour faire entrer la technologie dans les lois de soutien aux énergies dites « vertes ». Car la chose la plus difficile pour construire un réacteur aujourd’hui, c’est de trouver de l’argent nécessaire. L’Europe a ainsi accordé un label « vert » à l’énergie nucléaire dans le cadre de la taxonomie verte. De son côté, le Parlement européen vient de voter pour l’intégration du nucléaire dans sa liste des technologies vertes à soutenir. Et Emmanuel Macron appelle à soutenir le développement du nucléaire encore à plus large échelle.
Pour supporter le déploiement du nucléaire dans les pays en développement et émergents, lancer de nouveaux programmes nucléaires, et construire de nouveaux réacteurs, il y aura besoin de financements. En ce sens, il faudrait faire évoluer les règles de financement de certaines institutions de crédit internationales, qui excluent le nucléaire. Mais là encore, il y a un problème. La Banque mondiale, par exemple, n’a pas financé de tel projet depuis 1959. « Nous avons besoin que la Banque mondiale, les institutions financières mondiales, les banques multilatérales de développement incluent l’énergie nucléaire dans leur politique énergétique de prêts », insiste Emmanuel Macron. Les principaux intéressés n’ont fait aucune annonce en ce sens pour l’instant.
Des ENR plutôt que des SMR ?
Le même jour à la COP28, 116 pays s’engageaient de leur côté au triplement des capacités d’énergies renouvelables (ENR) d’ici 2030. L’objectif : atteindre 11.000 gigawatts, contre environ 3.400 aujourd’hui. Cela confirme un intérêt mondial bien supérieur pour les énergies renouvelables que pour le nucléaire. Et c’est la bonne voie à suivre pour Greenpeace. Pauline Boyer en est convaincue : « Au lieu d’investir des milliards dans ces technologies, il faudrait mieux les flécher vers la sobriété et les moyens de réduire nos consommations en ressources naturelles et en énergie. Il faut s’orienter vers des modes de vie sobres dans les pays riches et accompagner le développement des pays en développement grâce aux énergies renouvelables, sans passer par les fossiles et l’énergie nucléaire. »
Mais la France a une vision qu’elle défend bec et ongles : les ENR et le nucléaire seraient indissociables pour répondre à la crise climatique. C’est pourquoi elle soutiendra la tenue du premier sommet sur l’énergie nucléaire les 21-22 mars 2024 à Bruxelles, en partenariat avec l’IAEA. La participation d’environ 30 pays est attendue.
*Liste des signataires : la France, États-Unis, Emirats arabes unis, République Tchèque, Slovaquie, Bulgarie, Uk, Maroc, Mongolie, Corée du Sud, Ukraine, Roumanie, Japon, Hongrie, Moldavie, Suède, Pologne, Slovénie, Ghana, Finlande, Canada, Pays-Bas