Les racines des plantes nourrissent les microorganismes présents dans le permafrost. Cela un induit un flux de carbone additionnel évalué à 40 gigatonnes d’ici 2100. Mais il n’est pas comptabilisé dans les modèles climatiques actuels. Entretien.
Les projections climatiques estiment que le dégel du permafrost devrait entraîner l’émission de 50 à 100 gigatonnes de carbone d’ici 2100. Cela risque de mettre à mal la lutte contre le changement climatique sachant que le budget carbone restant des activités humaines pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C est estimé à 200 gigatonnes de carbone d’ici 2100. En plus, ce budget ne comptabilise pas les processus de rétroaction naturels qui émettent du carbone, comme l’effet priming induit par le dégel du permafrost.
Frida Keuper est une écologiste , chercheuse au Centre INRAE de Barenton-Bugny (02). Depuis 5 ans, elle travaille avec un groupe de recherche international pour évaluer les émissions de carbone du permafrost dus aux racines de plantes. Sa nouvelle étude parue dans Nature Geoscience estime pour la première fois la contribution de cet effet aux émissions de carbone issues du permafrost. Entretien.
Natura Sciences : Qu’est-ce que « l’effet priming » ?
Frida Keuper : En été, la couche active du permafrost décongèle. Des plantes croissent et développent alors leurs racines dans le sol. En libérant des sucres simples dans le sol, elles stimulent les microorganismes, ce qui peut accélérer la décomposition de la matière organique du sol. Cela a pour effet d’augmenter la respiration des microorganismes et ainsi, les émissions de CO2. C’est ce que l’on appelle « l’effet priming ». Cet effet existe partout dans le monde, dès lors qu’il y a une plante dans le sol. Nous espérons pouvoir l’évaluer à l’avenir pour le monde.
Concernant le permafrost, l’important est d’arriver à prévoir la profondeur de la couche active. Il s’agit de la couche de sol qui fond en été et où se développent les plantes. Avec le réchauffement climatique, cette couche deviendra de plus en plus profonde. Cela arrive déjà, au rythme de 1 à 2 cm par an. De plus en plus de carbone actuellement gelé deviendra disponible pour les plantes.
Comment la couche active influe-t-elle sur les émissions?
Nous étudions les interactions entre les plantes et les microorganismes dans le sol grâce à plusieurs bases de données concernant l’activité des plantes, la présence de carbone dans le sol, les profondeurs de la couche active en été et les projections de l’activité microbiologique, principalement la respiration. Nous avons ainsi pu construire des cartographies de l’effet priming pour l’année 2010 et des prévisions pour le futur suivant différents scénarios de réchauffement climatique (RCP 4.5 et RCP 8.5 du GIEC). Rappelons que selon le scénario médian RCP4.5, les concentrations de CO2 se stabilisent à environ 660 ppm en 2100. Le RCP8.5 est le plus pessimiste : les concentrations dépassent les 1370 ppm en 2100 et continuent d’augmenter.
À partir de là, nous avons mené deux méta-analyses. La première combine l’activité des plantes via l’effet priming, pour voir comment elle augmente l’activité des microbes. Comme les microbes ne peuvent pas faire de la photosynthèse, ils ne peuvent pas produire leurs propres sucres et doivent dégrader le sol pour produire de l’énergie. Mais étant donné que les racines leur fournissent des sucres plus facilement disponibles, elles augmentent la dégradation de la matière organique dans le sol.
On voit généralement les plantes comme « les gentils » qui absorbent du CO2 et produisent de l’oxygène, mais il est intéressant de voir qu’elles fournissent aussi en secret des sucres aux microbes pour qu’ils dégradent davantage de matières organiques dans le sol et sont donc en même temps les méchants. En 2100, on s’attend à une perte nette de carbone entre 50 et 100 gigatonnes, avec l’estimation la plus fiable selon moi à 57 gigatonnes d’après l’étude PInc-PanTher de Charles D. Koven. Notre étude montre que l’effet priming n’est pas du tout négligeable, mais joue un rôle majeur, à l’origine de l’émission d’environ 40 gigatonnes de carbone supplémentaires par rapport aux prédictions actuelles d’ici 2100.
Quels sont les messages clés de votre étude?
Notre papier a deux grands messages. Nous sommes les premiers à montrer à quel point l’effet priming fait partie de la respiration totale des sols et à quel point il contribue aux émissions de CO2 à grande échelle pour la zone de permafrost de l’hémisphère nord. Heureusement, le réchauffement climatique futur ne devrait pas avoir une grande influence sur ce nouveau flux. Il est évalué à 40 gigatonnes selon le RCP8.5 et 38 selon le RCP4.5.
Le deuxième message très important est l’incertitude : elle est massive. 40 gigatonnes, c’est la médiane. Mais l’intervalle de confiance 10-90% s’échelonne de 6 à 80 gigatonnes. Un intervalle de confiance est un moyen d’exprimer à quel point nous sommes certains de quelque chose, c’est-à-dire que nous donnons une fourchette entre laquelle la valeur vraie se situe probablement. L’effet priming pourrait donc être un effet plus faible ou encore beaucoup plus large. La presse communique sur 40 gigatonnes, mais c’est important de prendre du recul. On sait que cet effet n’est pas marginal, mais il y a beaucoup de choses que l’on ne sait pas encore. Plus largement, il reste des inconnues concernant de nombreuses petites interactions naturelles. C’est important de les connaître pour faire le bon budget carbone. Nous avons montré un nouveau flux non négligeable. Cela signifie que les climatologues voudront probablement l’inclure à l’avenir dans leurs modèles climatiques.
On peut encore être surpris aujourd’hui par un flux naturel autour de 40 gigatonnes, non marginal, que nous n’avons pas considéré auparavant. C’est une interaction : les plantes donnent des sucres aux microbes, ce qui fait que les microbes dégradent davantage la matière organique. Cela affecte le cycle global du carbone, ce qui affecte à nouveau les plantes. C’est important d’étudier ces interactions à petite échelle car elles impactent le cycle global du carbone et impactent le budget carbone.
Pouvez-vous nous expliquer ces incertitudes?
Nous avons par exemple très peu de données sur la distribution des racines dans les sols. Nous faisons quelques hypothèses qui peuvent être fausses. L’une d’entre elles est qu’à l’avenir la plus grande partie des racines restera dans la couche supérieure du sol. Dans ces conditions, à mesure que le permafrost fondra, davantage de carbone sera disponible dans les couches plus profondes mais l’effet priming continuera uniquement dans les couches supérieures. Entre aujourd’hui et 2100, il n’y aurait donc pas de grande différences entre ces interactions parce que les modifications se dérouleront dans les couches plus profondes du sol.
Avec l’incertitude, la différence entre les différents scénarios de réchauffement climatique est insignifiante. L’effet priming ne dépendra pas tellement de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre. Le message est que les projections actuelles ne prennent pas en compte cet effet et sont donc fausses. Les projections du GIEC doivent donc les prendre en compte.
Propos recueillis par Matthieu Combe