La catastrophe nucléaire qui a ravagé le nord du Japon le 11 mars 2011 laisse aux victimes une empreinte indélébile. Cécile Asanuma-Brice, auteure de « Fukushima, dix ans après, sociologie d’un désastre » témoigne du désarroi qui frappe les réfugiés.
Il a suffi d’un tremblement de terre le mois passé pour raviver les souvenirs douloureux d’il y a dix ans. Le 11 mars 2011, un tremblement de terre de magnitude 9,1 a engendré un tsunami aux conséquences désastreuses. Les réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi entrent en fusion les uns après les autres. Le récit de ces heures sombres, Cécile Asanuma-Brice le fait au début de son ouvrage « Fukushima, dix ans après, sociologie d’un désastre » (Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 256 p., 12 €)).
Cette Française, chercheuse en sociologie urbaine au CNRS vit au Japon depuis 2001. Le drame, elle l’a vécu de l’intérieur. Et depuis une décennie, elle observe le désarroi dans lequel est plongé une partie de ses compatriotes d’adoption. Aujourd’hui encore, le quotidien de nombreuses victimes n’est qu’hébétude et sidération. Natura Sciences l’a contactée pour évoquer leur situation.
Natura Sciences : À la suite de la catastrophe, des centaines de milliers de Japonais ont quitté leur lieu de résidence. Où se trouvent-ils aujourd’hui ? Sont-ils revenus dans la région de Fukushima ?
Cécile Asanuma-Brice : Très peu sont revenus. Le taux de retour se situe autour des 20 à 25%. C’est dérisoire. Et dans toutes les communes de bord de côte, 10%, voire 20% tout au plus, de la population est rentrée. Il y a très peu de gens qui rentrent. Et ce même dans les villages les plus éloignés comme Iitate qui se trouve à 40 kilomètres au nord-est de Fukushima. Sur une population initiale de 6.500 personnes, il ne reste plus que 1.700 habitants. Or, cette commune est rouverte depuis 2017.
Les personnes qui ont dû s’exiler après la catastrophe de Fukushima ont-elles toutes reçu le même traitement ?
Non. Rappelons qu’il y a deux statuts de réfugiés. Le premier correspond aux personnes qui ont été évacuées, contraintes au départ. Et puis il y a les autres. Ce sont ceux qui vivaient dans des zones qui n’ont pas été évacuées, mais néanmoins contaminées. Ils sont ceux que le gouvernement a appelé réfugiés volontaires. Cela a engendré des disparités de traitement entre les différents réfugiés. Les personnes évacuées, si elles étaient propriétaires, ont bénéficié d’un remboursement intégral de leurs biens. En revanche, ceux qui étaient considérés comme des réfugiés volontaires ont dû faire des recours juridiques pour avoir un remboursement de leurs biens.
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Comment la population a vécu ces divergences ?
Il y a eu beaucoup de jalousie. Les populations d’accueil ont pu avoir des comportements discriminatoires à l’encontre des réfugiés volontaires. Ceci s’explique par le fait que le gouvernement lui-même ne les a pas reconnus comme réfugiés. On ne leur a pas accordé le droit au refuge. À partir de ce moment-là, ils n’étaient plus légitimes comme victimes vis-à-vis des populations d’accueil. Subitement, ils sont passés de victimes à assistés sociaux. Pour eux, cela a été très dur. Selon le professeur Tsuchiuji de l’université de Waseda (Japon), plus de 60% des réfugiés sont atteints de syndromes post-traumatiques. Certains se retrouvent dans des états dépressifs intenses, qui peuvent aller jusqu’à suicide.
Quelle politique le gouvernement a-t-il adopté à l’égard de ces réfugiés ?
À partir de l’élection de Shinzo Abe, le gouvernement a mis en place une politique du retour. Ainsi, ces Japonais sont encouragés à retourner vivre sur les terres qu’ils avaient quitté. Cette politique concerne onze communes qui s’étalent sur une superficie de 1.100 km². Et au fur et à mesure que les zones d’évacuation sont rouvertes, les réfugiés ne touchent plus les indemnités dont ils bénéficient.
Ceux qui choisissent de rentrer n’ont-ils pas peur pour leur santé ?
Ce sont essentiellement des personnes âgées. Elles ne redoutent pas franchement la radioactivité qui ne génère des cancers qu’après dix ou vingt ans. Donc elles ne craignent pas de développer un cancer. En revanche, elles souhaitent mourir dans la maison où elles sont nées, où elles ont été élevées. C’est ce qui est le plus important pour elles. Mais seules très peu de familles avec enfants retrouvent leur domicile, justement à cause du risque de contamination.
Quelle qualité de vie attend les anciens réfugiés à leur retour chez eux ?
D’une ville à l’autre, les situations ne sont pas les mêmes. Par exemple, le village montagneux d’Iitate se compose essentiellement de fermes assez éloignées les unes des autres. À leur retour, les habitants ne disposent pas des commodités de première nécessité. Ils sont obligés d’aller dans la ville d’à-côté pour assurer leur suivi médical ou faire leurs courses. Encore faut-il pour cela que ces personnes puissent encore conduire. À Iitate, la population est passée de 7.000 à 1.700 âmes. Là-bas, la solitude peut être profonde, voire fatale. Et dans les villes côtières totalement ravagées, de nouvelles zones pavillonnaires ont été intégralement reconstruites. Ainsi, c’est un choc traumatique qui attend les revenants. Tout ce qu’ils ont connu a disparu. Il ne reste que le tracé des routes. Au milieu, il y a toujours le bitume qui avait craquelé dix ans auparavant. Aujourd’hui y poussent des herbes folles.
Avez-vous observé vous-même ce spectacle de désolation ?
Je me suis rendue à Okuma, une zone évacuée qui vient tout juste de rouvrir. L’endroit est en friche. Les maisons sont en ruine. Il y a des herbes folles partout. Et les taux que j’ai mesuré à cet endroit s’élèvent encore à 5µ Sv/h. [Le Sievert est l’unité de mesure du rayonnement radioactif sur l’homme, NDLR.] Ce n’est pas du tout un lieu où l’on peut vivre sereinement. Selon la norme internationale, un endroit ne représente pas de danger lorsque le rayonnement ne dépasse pas 1m Sv/an [soit 0,12 µ Sv/h, NDLR] . À Fukushima, ce taux est fixé à 20m Sv/an.
Aujourd’hui les Japonais font-ils confiance à leur gouvernement pour les préserver d’une nouvelle catastrophe à la Fukushima ?
Non, la crainte est toujours prégnante. La situation actuelle est pire qu’à l’arrivée de Shinzo Abe. Les Japonais ont tourné le dos à leur classe politique.
Propos recueillis par Chaymaa Deb