La COP28 n’a pas réussi à s’accorder sur les règles encadrant les marchés carbone. Judith Lachnitt, chargée de plaidoyer international Climat et Souveraineté alimentaire au Secours Catholique – Caritas France, explique à Natura Sciences les défis qu’il reste à surmonter.
Lors de la COP26 à Glasgow, l’une des grandes victoires était la conclusion d’un accord la création de marchés carbone. L’objectif est notamment que chaque pays puisse échanger des unités de réductions de CO2, afin d’atteindre ses propres objectifs de réduction d’émissions. La COP28 à Dubaï n’a pas réussi à définir sur des règles communes qui auraient permis de créer et réguler ce marché. Judith Lachnitt, chargée de plaidoyer international Climat et Souveraineté alimentaire au Secours Catholique – Caritas France, explique à Natura Sciences les défis qu’il reste à surmonter.
Natura Sciences : Il y a deux marchés carbone prévus par l’article 6 de l’Accord de Paris. En quoi consistent-ils ?
Judith Lachnitt : Le cadre réglementaire de ces marchés est en discussion depuis l’adoption des règles autour de l’article 6 de l’accord de Paris à la COP 26 à Glasgow. L’article 6.4 créera un marché mondial du carbone supervisé par une entité des Nations unies. Dans ce marché, des pays, des entreprises ou même des particuliers pourront acheter des crédits. Ces derniers seront générés par le financement de projets de réduction de gaz à effet de serre ou de séquestration carbone. Le projet devra être approuvé à la fois par le pays dans lequel il est mis en œuvre et par l’organe de surveillance avant de pouvoir commencer à émettre des crédits reconnus par les Nations unies. Toutefois, ce marché n’est pas opérationnel, car ses règles de fonctionnements sont encore en discussion.
Le marché lié à l’article 6.2 de l’accord de Paris concerne quant à lui les échanges de crédits d’unités de réduction entre les États. Cet article repose sur une approche « coopérative ». Autrement dit, contrairement à l’article 6.4, c’est un mécanisme intergouvernemental non encadré par une entité supérieure. Le Japon et la Suisse ont déjà mis en place des cadres pour acheter ce type de crédits et les comptabiliser dans leurs plans climats (appelés Contributions Déterminées au Niveau national, CDN). La Suisse finance ainsi des bus électriques pour réduire les émissions à Bangkok dans le but de compenser ses émissions de gaz à effet de serre.
Le problème, c’est que de nombreuses études ont montré que plusieurs de ces projets n’avaient pas d’efficacité climatique avérée. De plus, ce mécanisme contrevient au principe de justice climatique qui voudrait que les pays historiquement responsables du changement climatique réduisent leurs émissions à la source plutôt que de les compenser dans les pays du sud.
Quels sont les enjeux autour de ces deux marchés qui se jouent lors des COP ?
Ce qui se joue aux COP, c’est la création d’un cadre réglementaire des marchés carbone beaucoup plus robuste pour éviter que les problèmes observés sur les marchés volontaires – crédits fantômes, atteintes aux peuples autochtones… – ne se reproduisent. C’est pour cela qu’il y a des discussions très lentes et frustrantes mais fondamentales pour garantir l’intégrité du marché carbone de l’article 6. Il ne faut pas que les États se défaussent de leurs obligations de réduction via des projets de compensation carbone douteux.
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L’enjeu est aussi d’éviter de créer un marché carbone à deux vitesses car le 6.4 et le 6.2 font l’objet de discussions séparées.
Il s‘est passé deux ans depuis la COP à Glasgow, 8 ans depuis Paris. Pourquoi ce marché met-il autant de temps à se mettre en place?
Les États peinent à se mettre d’accord sur les règles d’évaluation des projets avant leur enregistrement. À la COP28, les débats se sont principalement cristallisés sur le degré de transparence et la définition des activités d’absorptions autorisées pour générer des crédits.
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L’enjeu est d’assurer que les projets financés soient véritablement additionnels pour le climat, qu’ils permettent une vraie réduction des émissions. Or beaucoup d’activités d’absorption comportent un risque de réversibilité important. C’est le cas de la plantation d’arbres car les arbres peuvent brûler à cause des incendies qui sont de plus en plus fréquents du fait du réchauffement climatique. Ils relâchent alors du carbone dans l’atmosphère ce qui annule le bénéfice du projet. Comment prendre en compte ce risque de réversibilité ? Va-t-on vers une réserve de crédits carbone ? Mais comment fait-on pour en avoir assez si 10 ans de crédits partent en fumée lors d’un incendie ? C’est un défi difficile et les pays ont du mal à se mettre d’accord.
Le respect du droit des peuples autochtones est capital pour votre association. Dans votre rapport « La compensation carbone au prix des droits humains », vous examinez les impacts de la compensation carbone sur ces droits via l’exemple d’un projet BaCaSi de plantation d’arbres de TotalEnergies au Congo Brazzaville. Quelles sont vos propositions pour mieux intégrer le droit de ces peuples ?
Dans le cas du projet de TotalEnergies, l’entreprise n’a pas pris les mesures nécessaires pour intégrer les populations dans les décisions les concernant. Des communautés ont été expulsées des terres où elles cultivaient leur manioc et des peuples autochtones ont perdu l’accès à la forêt, pourtant essentiel à leur moyen de subsistance. L’entreprise a effectué le consentement libre et informé préalable, seulement trois ans après le démarrage du projet…
Le Secours catholique – Caritas France pousse donc pour que les règles d’application des marchés carbone intègrent des critères sociaux et environnementaux robustes y compris la consultation préalable des communautés locales et des peuples autochtones avant le commencement de tout projet de compensation carbone. Il faut également rendre opérationnel un mécanisme de plainte, géré par une instance indépendante et qui réponde à des critères d’accessibilité, de transparence, d’équité, d’anonymat. Il doit voir le jour avant le démarrage de tout projet qui permettrait l’échange de crédits carbone. Sans quoi, cela ruinerait l’intégrité de l’accord de Paris.