Mardi 20 juillet, le milliardaire Jeff Bezos s’est rendu dans l’espace avec sa capsule New Shepard. Neuf jours plus tôt, le britannique fortuné Richard Branson l’avait devancé en s’envolant avec succès pour quelques minutes à la frontière de l’espace. Encore balbutiant, le tourisme spatial va connaître un essor exponentiel dans les prochaines années. Ce qui soulève d’importantes questions quant à son impact environnemental.
« Blue Origin », « Virgin Galactic « , « SpaceX »… Longtemps fantasmé, le tourisme spatial devient peu à peu une réalité pour les personnes les plus fortunées de notre planète. L’atterrissage de Jeff Bezos, chapeau de cowboy vissé sur le crâne, ce mardi 20 juillet en est la plus récente preuve. Avec sa capsule New Shepard, l’homme le plus riche de la Terre a atteint 107 km d’altitude. Il est ainsi monté au-delà de la ligne Karman, située à 100 kilomètres d’altitude et considérée comme la limite entre l’atmosphère terrestre et l’espace.
Neuf jours plus tôt, Richard Branson avait embarqué à bord de sa propre fusée, appelée SpaceShip Two. Le milliardaire britannique n’est pas monté aussi haut que Jeff Bezos, atteignant 86 km d’altitude. En septembre prochain, un troisième milliardaire, Elon Musk, se joindra lui aussi à la course à l’espace. Une expédition orbitale composée uniquement de civils à bord de sa fusée Crew Dragon est en effet prévue par sa société SpaceX.
Les vols « suborbitaux » de Jeff Bezos et Richard Branson constituent un tournant sans précédent dans la genèse du tourisme spatial. On les appelle « suborbitaux » car leur vitesse reste insuffisante pour les placer en orbite. Durant ces vols, les millionnaires peuvent expérimenter l’apesanteur durant plusieurs minutes et admirer la courbure de la Terre.
Un tourisme lucratif au développement certain
La société de Richard Branson, Virgin Galactic, a déjà vendu 600 billets. Il faut débourser entre 200 000 et 250 000 dollars pour une place à bord du SpaceShip Two. A terme, le milliardaire britannique ambitionne de mener 400 vols par an.
Si Richard Branson a dit réaliser un « rêve d’enfance » avec ce vol, le tourisme spatial représente aussi un intérêt lucratif certain. Selon une étude de marché récente, l’industrie du tourisme spatial pourrait dépasser 2,5 milliards de dollars dès 2031. Ce marché connaîtrait également une croissance de plus de 17% par an au cours des dix prochaines années.
De par leur caractère exceptionnel, les émissions de dioxyde de carbone (CO2) des vols spatiaux restent encore faibles. Seul 0,0000059% des émissions mondiales de CO2 en 2018 seraient dues aux fusées, selon une étude de Everyday Astronaut. Mais avec l’essor prévu du tourisme spatial, son impact environnemental va lui aussi augmenter.
Des quantités énormes de CO2 rejetées
« Le spatial a un énorme impact environnemental« , résume François Graner, biophysicien à l’université Paris-Diderot, contacté par Natura Sciences. L’homme, qui travaille sur les questions des limites de la planète, a collaboré avec deux autres chercheurs pour un article paru dans The Conversation consacré à la pollution du tourisme spatial.
Dans cet article, les chercheurs rappellent que les virées stratosphériques de Richard Branson représentent « 4,5 tonnes de CO2 par passager« . Or, pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris, chaque personne devrait produire moins de 2 tonnes de CO2 chaque année. Un vol avec Virgin Galactic « équivaut à faire le tour de la Terre, seul dans une voiture moyenne« , illustrent les chercheurs.
Les fusées Falcon de SpaceX ne sont pas en reste. Elles utilisent une combinaison de kérosène et d’oxygène liquide pour se propulser. D’après le rapport d’évaluation environnementale de la fusée Falcon 9 cité par les chercheurs, un vol complet émettra 1150 tonnes de CO2. C’est l’équivalent de 638 ans d’émissions de CO2 d’une voiture moyenne parcourant 15 000 km par an.
Blue Origin, une fusée pas si « verte » qu’il n’y paraît
Pour propulser ses fusées, l’entreprise Blue Origin de Jeff Bezos utilise un mélange d’hydrogène et d’oxygène liquides. Durant le vol, sa fusée New Shepard ne produit ainsi quasiment pas de CO2. Mais, comme le rappelle François Graner, « même s’il n’y a pas de production de CO2 au moment de la propulsion, il y en a beaucoup qui a été produit auparavant pour fournir l’énergie nécessaire à cette propulsion« .
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On ne trouve sur Terre que des quantités infimes d’hydrogène sous forme naturelle. Pour pouvoir propulser ses fusées, Blue Origin doit donc en produire. Il existe deux procédés principaux pour en obtenir. Le premier consiste à décomposer de l’eau à l’aide d’un courant électrique, ce qu’on appelle l’électrolyse, pour obtenir de l’hydrogène. Mais on peut aussi en produire à partir de pétrole ou de gaz naturel. Or, « la grande majorité de l’hydrogène que l’on produit actuellement est réalisé à partir de pétrole« , rappelle François Graner. « On ne fait que déplacer le problème » de la pollution, souligne-t-il.
Des problèmes environnementaux multiples
L’émission de CO2 est loin d’être la seule inquiétude posée par ce tourisme balbutiant. Dans leur article, François Graner et ses collègues rappellent que ces vols entraînent la production de suies. Ce terme désigne un agrégat polluant de composés chimiques, pour la plupart riches en carbone. Les chercheurs citent un article scientifique de 2010 qui estime que 1000 vols suborbitaux par an produiraient de l’ordre de 600 tonnes de suies.
Dans un autre article de The Conversation, Eloise Marais, chercheuse à l’University College London, se penche sur l’impact environnemental de ces suies. Elle explique que deux tiers des composés libérés par ces vols le sont dans la stratosphère (entre 12 et 50 km d’altitude) ou la mésosphère (entre 50 et 85km). Ces composés peuvent y rester des années. « Dans la stratosphère, les oxydes d’azote et les produits chimiques formés par la décomposition de la vapeur d’eau convertissent l’ozone en oxygène, appauvrissant la couche d’ozone qui protège la vie sur Terre des rayons UV nocifs« , explique la scientifique.
Le procédé de propulsion utilisé par Blue Origin rejette également de grandes quantités de vapeur d’eau. Or cette eau rejetée dans l’atmosphère peut impacter la mécanique de formation des nuages, et donc le nombre de nuages dans l’atmosphère.
Un tourisme en contresens face à la lutte climatique
François Graner et ses collèges rappellent que, lors de la propulsion d’une fusée Falcon 9 de SpaceX, la combustion du carburant produit une énergie équivalente à 1 220 tonnes de TNT. C’est comparable à l’énergie dégagée par l’explosion qui a ravagé le port de Beyrouth en août 2020. « On se focalise trop sur la question du CO2« , regrette François Graner. Le biophysicien tient à rappeler que « toute l’énergie utilisée pour ces vols est prise sur le budget de l’humanité, et va donc devoir être empruntée à d’autres secteurs« .
François Graner souligne qu’il n’y a « aucune justification scientifique au tourisme spatial« , et y voit davantage un moyen pour les plus fortunés de « se distinguer des autres« . « Au moment où on demande à tous les citoyens du monde de faire un effort sur leur impact environnemental, on fait sauter toutes les limites avec le tourisme spatial« , conclut le chercheur.
Jérémy Hernando