Une récente étude du think tank The new weather institute vient souligner à quel point les compétitions de jeux vidéos sont ciblées par les acteurs de l’industrie fossile. Les constructeurs automobiles, les compagnies pétrolières et même les États pétroliers viennent profiter de l’engouement des fans pour redorer leur image et promouvoir des modes vie à haute intensité carbone.
Au cœur de l’Adidas arena, au nord de Paris, les deux équipes de cinq joueurs se font face. Si ce stade flambant neuf a été construit pour les Jeux olympiques de Paris, abritant notamment les épreuves de badminton, il devient ce samedi 19 octobre le théâtre de la plus grande compétition de jeux vidéos de la planète : les Championnats du monde de League of legends.
Dans ce jeu, dix joueurs s’affrontent sur un champ de bataille virtuel en essayant de détruire la base adverse. Il faut user de stratégie, de coordination d’équipe et de prouesses techniques individuelles, un cocktail qui en a fait la discipline majeure de l’esport, aux côtés d’autres jeux vidéos comme Counter-Strike, Rocket League ou Rainbow 6 siege.
Ce jour-là, l’affiche est sublime pour tout connaisseur. L’équivalent d’un Bayern de Munich – Real Madrid pour les amateurs de football. D’un côté, « Top Esport »; une des plus grandes écuries chinoises, leur veste arborant les quatre cercles du logo de la marque de voiture Audi. De l’autre, la plus prestigieuse équipe de la planète, quatre fois championne du monde, la dénommée « T1″. Mercedes, leur sponsor principal, trône fièrement sur leur poitrine.
Les marques de voiture omniprésentes
Pour les constructeurs automobiles, ce genre de compétition constitue un espace publicitaire de choix. Dans le stade, 8.000 fans attendent le début du match chauffés à blanc, et en ligne l’organisateur dénombre 3,6 millions de téléspectateurs. « Les marques de voiture sont les premiers membres de l’industrie fossile qui ont massivement investi dans l’esport, autour de 2017 », explique Liam Killeen, chercheur spécialiste des politiques climatiques à l’Environment center de Lancaster. Il est co-signataire d’une étude menée par le cercle de réflexion du New weather institute, qui vise à « stopper les publicités et les partenariats qui alimentent l’urgence climatique ».
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Entre 2017 et 2024, son équipe a recensé 33 partenariats importants entre l’industrie esport et des acteurs de l’industrie fossile. Vingt-sept sont directement liés à des constructeurs automobiles, cinq avec des compagnies pétrolières. Trois concernent des compagnies aériennes, deux des États pétroliers, et les deux dernières sont des partenariats avec l’armée américaine.
Essayer de soigner une image dégradée
Pour Liam Killeen, cela montre que « ces acteurs savent très bien que leur image est dégradée, notamment auprès des jeunes générations qui ont une image plus négative des acteurs de l’industrie fossile. Et les fans d’esport n’y font pas exception. Alors l’industrie essaye d’influencer les personnes à avoir des modes de vie très carbonés le plus tôt possible, comme posséder un SUV. »
Faut-il en en conclure que la question environnementale est un complet impensé pour le milieu esportif ? « Pas vraiment, observe le chercheur. Même les concepteurs de ces jeux-vidéos sont des personnes plutôt urbaines et avec un niveau d’éducation élevé, plus sensibles aux questions sociales et environnementales. Mais les structures se trouvent dans un milieu très concurrentiel où il faut des sommes d’argent très importantes pour exister. Et cet argent, dans notre société, il est dans l’industrie fossile. »
Un public jeune, aisé et masculin
L’engouement des marques automobiles pour l’esport vient aussi de la sociologie du public de ces compétitions. Le point le plus important : son grand pouvoir d’achat. L’association France esport montre dans son baromètre annuel qu’en 2023, les consommateurs les plus assidus sont aussi des esportifs amateurs. Ces derniers, qui représentent 2,3 millions de Français, sont pour 57 % des cadres supérieurs, contre 22 % dans le reste de la population.
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C’est aussi un public très jeune, et très masculin. Selon une étude menée en Amérique du Nord et en Europe par le studio de jeu vidéo Edge of reality, 74 % des amateurs d’esport sont des hommes, et ont en moyenne 33 ans. Les marques de voiture voient dans cette audience un très bon investissement à long terme, en particulier pour les constructeurs haut de gamme qui ciblent depuis des années les hommes, connus pour préférer ce type de véhicule.
Faire son plein d’essence dès le berceau
« De ce point de vue, l’engagement publicitaire des marques liées à l’industrie fossile dans l’esport n’est pas vraiment différent que dans le sport traditionnel, décrit Liam Killeen. Elles font du esportwashing comme elles font du sportwashing, c’est-à-dire qu’elles profitent de l’émotion positive de la compétition pour redorer leur image et faire oublier leur impact environnemental et social. »
Le chercheur voit tout de même une grande particularité du côté de l’esport. « Il y a un manque criant de réglementation. Les compagnies explorent ce vide un peu comme un far west. » Naissent alors des partenariats étranges, voire carrément douteux. Pendant l’été 2023, la compagnie pétrolière Shell, septième entreprise la plus émettrice de CO2 de l’histoire, selon le Climate accountability Institute, décide de faire un partenariat avec Fortnite, un jeu vidéo extrêmement populaire auprès des 15-24 ans. Le but est de promouvoir un nouveau type d’essence, sous le joli nom de Shell V-power Nitro+.
Les joueurs sont invités à visiter une île avec des circuits automobiles, et doivent s’arrêter dans des stations à essence virtuelles pour recharger, avant d’être invités à partager leur expérience sur les réseaux sociaux. De quoi mettre en avant un mode de vie à haute intensité carbone dès l’adolescence. « On en est arrivé au point que des enfants ont subi légalement de la publicité ciblée par une compagnie pétrolière dans Fortnite », expose Liam Killeen.
La vague du pétrole saoudien et des Jeux olympiques de l’esport
Ces cas d’esportwashing ne sont peut-être que les prémices de l’investissement de l’industrie pétrolière dans l’esport de manière beaucoup plus structurelle. Depuis la sortie de la crise covid, les pays pétroliers du golfe, et notamment l’Arabie saoudite, mettent des sommes considérables sur la table pour racheter des pans entiers de l’écosystème. Les nombreuses critiques internationales contre ce pays pour ses violations répétées des droits humains ne semblent avoir que peu d’importance. En janvier 2022, les organisateurs de tournois esport ESL Gaming et Faceit ont été rachetés pour environ 1,5 milliard de dollars par un fonds d’investissement lié à l’état saoudien.
Mais c’est en juillet dernier que la présence saoudienne dans l’esport a pris une autre envergure. Le Comité international olympique (CIO) a annoncé la création de Jeux olympiques de l’esport, dont la première édition se déroulera en Arabie saoudite fin 2025. Le partenariat avec le pays est prévu pendant douze ans. C’est un changement de doctrine total de la part du CIO, puisque son président Thomas Bach refusait l’idée même de Jeux olympiques de l’esport, citant « une ligne rouge » à ne pas franchir.
L’Arabie saoudite n’est pas la seule dans cette course. Tous les États pétroliers concurrents font de même, investissant des milliards de dollars dans le sport et l’esport. Doit-on prévoir un ralentissement dans les prochaines années ? Dans une interview donnée à Fox news en septembre 2023, le prince héritier Mohammed Bin Salman coupe court à cette question. « Si le sportwashing me permet d’augmenter mon PIB de 1 %, je continuerai le sportwashing. »