Face à la menace écologique que représente le projet EACOP, les militants écologistes multiplient les actions. Plusieurs centaines d’entre eux ont perturbé la tenue de l’assemblée générale de TotalEnergies, firme à l’origine du projet, au prix d’insultes d’actionnaires remontés. D’autres ont tenu le procès de la multinationale pétrolière. L’enjeu : montrer l’inhumanité et les dangers écologiques inhérents à la réalisation de ce pipeline entre la Tanzanie et l’Ouganda.
Jeudi 25 mai, un triste spectacle a résonné entre les murs de la salle Pleyel, dans le huitième arrondissement de Paris. Ce jour-là, il n’est question ni de musique, ni de culture. Le temps d’une matinée, artistes et spectateurs cèdent leur place à une audience d’un autre type. Plus polluante. À 10 heures, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, a réuni les actionnaires de la firme en assemblée générale.
Au programme des réjouissances : l’approbation du « plan climat » de l’entreprise. Celui-ci fait suite à la présentation d’un rapport intitulé Sustainability & Climate – Progress Report 2022. Sur le document de convocation à cette réunion, ce plan est présenté comme étant la feuille de route de TotalEnergies pour atteindre la neutralité carbone en 2050.
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Pour ce faire, la firme assure vouloir réduire ses émissions de méthane, et certaines émissions liées à ses activités pétrolifères. Non sans une pointe de greenwashing, TotalEnergies veut continuer d’affirmer son statut de multinationale proactive dans la transition écologique.
Pouyanné et TotalEnergies, des « profiteurs de crise »
Fait inédit, à peine moins d’une trentaine d’actionnaires ont pu rejoindre les strapontins de la salle de concert. En cause : la colère qui gronde à l’extérieur. Depuis 8 heures, environ 250 citoyens et militants de plusieurs organisations écologistes entravent l’entrée du site. « Patrick Pouyanné, Total, on est là pour vous rappeler que vous êtes des profiteurs de crise. Total c’est 22 bombes climatiques dans le monde, l’équivalent de 18 centrales à charbon », accuse Gabriel Mazzolini, porte-parole des Amis de la Terre au milieu de la foule manifestante.
À ses côtés, d’autres membres des Amis de la Terre, Greenpeace France, Alternatiba, et 350.org sont là pour manifester leur vive opposition aux projets fossiles de TotalEnergies. À commencer par le projet EACOP. Si l’entreprise le réalisait, elle créerait le plus grand pipeline chauffé au monde, entre la Tanzanie et l’Ouganda (Afrique de l’Est).
Cet oléoduc géant mesurerait environ 1.500 kilomètres, soit la distance séparant Bruxelles de Madrid. Sur son passage, il détruirait plusieurs espaces naturels. Avec EACOP, TotalEnergies serait à l’origine du forage de 400 puits dans le plus grand parc naturel d’Ouganda. De plus, la firme prévoit de faire passer le conduit chauffé à 50 degrés sous le lac Victoria. Ainsi, le géant pétrolier fait courir un risque majeur sur la biodiversité du deuxième plus grand lac d’Afrique, en cas de fuite de pétrole. En effet, 40 millions de personnes s’abreuvent grâce à cette source.
« Ne me fais pas chier, connasse »
Assis en tailleur devant la salle Pleyel, les militants s’accrochent par les coudes. Ils veulent rester soudés et former un barrage infranchissable. À plusieurs reprises au cours de la matinée, les forces de l’ordre tentent de déloger les trublions. Près d’eux, d’autres agitent une nuée de pancartes rouges, orange et vertes dans l’air. Plusieurs slogans y figurent tels que « STOP projets fossiles », « Total Climate Criminal », ou « Ouganda EACOP, droit et climat piétinés ». D’autres invectives sont plus politiques : « Pouyanné danger, Macron complice ».
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De l’autre côté de la rue, l’ambiance est électrique. Les actionnaires empêchés de rejoindre l’assemblée générale fulminent. Les insultes à l’encontre des militants écologistes fusent. Sur Instagram, l’activiste Hélène Martie publie une vidéo édifiante. « Ne me fais pas chier, connasse. Allez, espèce de merde. Crève et ne nous fait pas chier », lui assène un sexagénaire, passablement agacé. Un autre, « qui a l’âge d’être [son] grand-père », n’hésite pas à entrer physiquement en contact avec elle. « Ne me touchez pas », lui renvoie très sèchement la jeune femme. Puis l’ambiance électrique finit par tourner à l’orage lorsque les policiers font usage de leurs gaz lacrymogènes.
TotalEnergies « climate killer » avec EACOP
Cette matinée d’action n’était pas la première durant laquelle les militants écologistes ont exprimé leur aversion envers TotalEnergies. Plus tôt dans la semaine, plusieurs activistes se sont retrouvés pour tenir le procès de la multinationale. 350.org et Les Amis de la Terre ont organisé lundi 23 mai dernier, à l’église protestante le Temple de Pentemont, le (faux) procès de Total. Sur le banc des accusés, des activistes vêtus de tenues rouges avec la mention « climate killer » brodée à la poitrine jouent le rôle de la multinationale. Les acteurs s’expriment, volontairement, d’une voix chétive et peu convaincante. Tout est mis en œuvre pour montrer que la firme qui exploite mondialement des ressources fossiles n’a aucune excuse.
Dans le rôle de la juge, Soraya Fettih, chargée de campagne de 350.org. Pour l’occasion, elle n’a pas hésité à revêtir la robe noire des magistrats. Objectif de l’audience : montrer la cupidité mortifère de Patrick Pouyanné et le manque de sincérité des engagements de TotalEnergies. Lucie Pinson, présidente de l’ONG Reclaim Finance, dénonce l’impunité dans laquelle se complait la firme. « TotalEnergies reconnaît ce que dit la science, et notamment l’Agence internationale de l’énergie. L’entreprise s’engage à atteindre la neutralité carbone en 2050. Toutefois, elle estime que cela ne l’engage pas », déplore-t-elle. La militante spécialiste des questions économiques voit un autre problème : « la pollution créée par TotalEnergies tue. Mais l’entreprise dispose toujours de piliers forts grâce aux investisseurs, aux banques et aux assurances ». Ainsi, Lucie Pinson rapporte que depuis la COP21 en 2015, BNP Paribas a investi à elle seule 15 milliards d’euros dans la firme pétrolière.
EACOP ou 34 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère
Tous les militants réunis ce soir-là accusent la multinationale de générer du profit au détriment de vies humaines. L’évêque ougandais Nathan Kyamanywa égraine les dérives écologiques liées au projet de pipeline chauffé devant les près de 200 personnes présentes. « EACOP, c’est 34 millions de tonnes de CO2 qui seront rejetées dans l’atmosphère. Ce projet déstabilise nos terres, nos familles. Avec EACOP, TotalEnergies fait peser un risque sur notre sécurité alimentaire. Les alternatives sont pourtant simples : développer les énergies renouvelables », déplore l’homme, également militant au sein de l’association Climate Voices.
De son côté, Baraka Lenga, activiste climatique tanzanien, estime qu’investir « dans les projets fossiles, c’est investir dans l’extinction de l’espèce humaine ». Puis il ajoute que « EACOP va générer deux fois les émissions de CO2 de l’Ouganda et de la Tanzanie réunies ».
Après deux heures de charges continues contre la firme qui refuse de cesser le développement de projets fossiles et de quitter la Russie en dépit de la guerre en Ukraine, Soraya Fettih a demandé aux personnes présentes de rendre leur verdict. Toutes les mains se sont alors levées pour désigner TotalEnergies coupable d’atteintes écologiques graves et de mise en danger de nombreuses vies humaines. Pour la firme, seuls les intérêts économiques semblent compter. Pour Eva Sadoun, fondatrice de l’application Rift, les citoyens peuvent influer sur la tenue de tels projets. « L’argent qui finance TotalEnergies, c’est indirectement celui des retraites, des fonds de pension. Or, il y a des produits d’épargne vertueux que les Français devraient privilégier », explique la trentenaire.