Froggies un jour, froggies toujours ? La cuisse de grenouille pourrait bien être en voie de disparition. Dans une lettre commune adressée à Emmanuel Macron, 557 scientifiques et vétérinaires appellent à réguler le commerce de ces batraciens.
« Les Français sont-ils condamnés à être des froggies ? », demande Charlotte Nithart, présidente de l’ONG Robin des Bois. Le 6 mars 2024, 557 chercheurs, experts de la conservation de la nature et de la médecine vétérinaire ont adressé une lettre commune à Emmanuel Macron, président de la République. Ils y appellent à « mettre fin à la surexploitation des grenouilles en Asie et en Europe du Sud-Est pour satisfaire les habitudes culinaires de l’Union européenne ».
Cet appel a été lancé à l’initiative de trois ONG. Deux sont françaises : Vétérinaires pour la Biodiversité et Robin des bois. La troisième, Pro Wildlife, est allemande. Au travers de cet appel, les scientifiques « s’inquiètent du niveau élevé du commerce international des cuisses de grenouilles tel qu’il persiste depuis des décennies ». Les grenouilles jouent un grand rôle dans les écosystèmes. « Dans ce contexte, il est alarmant de constater que les amphibiens sont le groupe le plus menacé parmi les vertébrés », alertent les chercheurs. En effet, sur la liste rouge mondiale de l’UICN de 2023, 41% des espèces menacées sont des amphibiens.
Les grenouilles protégées dans l’Union européenne mais consommées en masse
« Nous considérons que la France a une responsabilité particulière », expliquent les 557 chercheurs dans leur lettre. En effet, dans l’Union Européenne, les grenouilles sont protégées contre l’exploitation commerciale par la législation. Cependant, l’UE et la France font partie des plus grands consommateurs de cuisses de grenouilles. « C’est absurde : les populations sauvages de grenouilles en Europe sont protégées par la législation européenne. Mais l’UE tolère toujours la capture de millions d’animaux dans d’autres pays, même si cela menace les populations de grenouilles de ces pays », critique Sandra Altherr, responsable scientifique de Pro Wildlife.
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D’après la lettre des chercheurs, « l’Union européenne importe en moyenne 4.070 tonnes de cuisses de grenouilles congelées par an, la France étant le plus gros consommateur avec plus de 3.000 tonnes importées chaque année ». Ces grenouilles importées proviennent en grande majorité d’Indonésie, de Turquie, d’Albanie et du Vietnam. À l’exception de ce dernier, toutes les grenouilles proviennent de populations sauvages et non d’élevages. « La surexploitation des espèces et des populations de grenouilles dans les principaux pays fournisseurs menace non seulement les espèces et les populations ciblées, mais aussi leurs écosystèmes respectifs et les services qu’ils rendent à l’humanité », préviennent les chercheurs dans leur missive.
La surexploitation mène à l’extinction
Sans régulation, ce type de surexploitation peut mener à l’extinction des espèces prélevées. Cela s’est déjà produit dans les années 1970-1980 au Bangladesh et en Inde. À l’époque, ces deux pays étaient les principaux fournisseurs de cuisses de grenouilles pour le marché européen. L’effondrement de ces populations a entraîné une prolifération d’insectes et autres animaux nuisibles pour les cultures et pour l’humain. En retour, les scientifiques ont constaté une hausse de l’utilisation des pesticides. Celle-ci s’est accompagnée d’une augmentation des risques pour les humains et les écosystèmes.
Suite à ces événements, les deux pays ont proposé d’inscrire les deux espèces les plus vendues dans la liste des espèces menacées dont les règles de commerce sont encadrées par la CITES. La Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) est un accord international contraignant. Elle a « pour but de veiller à ce que le commerce international des spécimens d’animaux et de plantes sauvages ne menace pas la survie des espèces auxquelles ils appartiennent ». « Le Bangladesh et l’Inde ont adopté des interdictions d’exportation peu de temps après », ajoutent les chercheurs.
La disparition des populations de grenouilles un problème toujours actuel
D’après la lettre ouverte des trois ONG, la situation actuelle reste alarmante. L’Indonésie, la Turquie, le Vietnam et l’Albanie suivent aujourd’hui des évolutions similaires à celles connues par l’Inde et le Bangladesh. « Par exemple, selon une étude récente, il y a un risque d’extinction d’ici 2032 des populations de grenouilles exploitées commercialement en Turquie si les niveaux d’exportation actuels sont maintenus. Il est donc urgent de mettre en place des restrictions plus strictes en matière de capture et de commerce », alerte la lettre commune.
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« Des études récentes sur le terrain indiquent que plusieurs espèces et populations connaissent déjà un déclin significatif », indiquent les chercheurs. En effet, selon une étude du Muséum national d’Histoire naturelle, la grenouille Limnonectes macrodon a pratiquement disparu des rayons français. « Dans 99 % des cas, le consommateur ne mange pas l’espèce dont le nom est inscrit sur l’emballage », précise le communiqué. Selon les auteurs de cette étude, « cela pourrait indiquer un déclin significatif de L. macrodon dans la nature, du moins dans les centres de collecte commerciale ».
Des bioindicateurs menacés
La disparition des grenouilles inquiète fortement les chercheurs. « Les grenouilles jouent un rôle crucial dans le fonctionnement des écosystèmes », expliquent-ils. « Il est temps de rappeler que les grenouilles sont aussi les auxiliaires bénévoles des agriculteurs. Lorsqu’elles disparaissent, les nuisibles prolifèrent et l’utilisation des pesticides augmente », souligne Charlotte Nithart, présidente de Robin des Bois.
En plus de réguler les populations d’insectes et d’escargots, les grenouilles sont également des bioindicateurs. En d’autres mots, elles reflètent l’état de santé de l’écosystème dans lequel elles vivent. En particulier, les grenouilles, à cause de leur peau perméable, sont très sensibles aux pesticides et autres polluants. Ainsi, un déclin des populations de batraciens peut rapidement indiquer la présence de ces polluants dans l’environnement. « Les prélèvements perturbent ces fonctions », ajoutent les 557 auteurs de la lettre.
L’élevage, une mauvaise alternative
La solution de l’élevage vient rapidement à l’esprit pour préserver les populations de grenouilles sauvages. C’est par exemple la méthode qu’emploie majoritairement le Vietnam. En 2020, la FAO a déterminé que l’élevage mondial de grenouilles était passé de 79.600 tonnes en 2010 à 107.300 tonnes en 2018. Cependant, selon les chercheurs, ces exploitations « ont également un impact négatif sur les populations de grenouilles sauvages”.
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Dans une étude datant de juin 2022, Pro Wildlife et Robin des Bois citaient plusieurs façon dont « les élevages de grenouilles ont démontré être une menace sérieuse pour les écosystèmes ». Les ONG citent notamment les risques amenés par l’élevage d’espèces « potentiellement envahissantes » ou « non indigènes et hybrides ». Si celles-ci sont libérées ou s’échappent, elles peuvent alors menacer les espèces indigènes. Cela peut être dû à de la prédation ou des maladies. Ainsi, « des réglementations et leur application strictes sont nécessaires pour prévenir les impacts écologiques négatifs [de l’élevage] », affirment les ONG.