Lucie Pinson a remporté le prix Goldman pour l’environnement pour la région Europe. En plus de son action pour en finir avec le charbon, son combat s’étend désormais à l’expansion des énergies fossiles, notamment aux sables bitumineux, aux hydrocarbures en Arctique et aux pétroles lourds. Entretien.
Natura Sciences vous présentait récemment le combat réussi de Lucie Pinson pour la fin des financements au charbon. Après quatre ans passés aux Amis de la Terre et deux ans au Sunrise Projet, Lucie Pinson fonde l’ONG Reclaim Finance en mars 2020, une organisation intégralement dédiée à la finance et au climat. Nous vous proposons désormais de découvrir les combats à venir au sein de l’ONG Reclaim France. Le 30 novembre, 2020 Lucie Pinson a remporté le prix Goldman pour l’environnement pour la région Europe. Ce prix créé en 1989 se présente comme « la plus importante récompense au monde dédiée aux militants engagés pour la protection de l’environnement et de la planète ».
Reclaim Finance s’intéresse à la finance dans son ensemble. En plus des banques, l’ONG vise les assureurs, les sociétés d’investissement, les agences de notation, les courtiers en assurance, les banques centrales, etc. Reclaim Finance construit une expertise pointue pour convaincre et accompagner les acteurs financiers à changer leurs pratiques. Entretien.
Natura Sciences : Votre combat contre le charbon s’étend désormais au pétrole et au gaz non conventionnels…
Lucie Pinson : Le charbon n’est que la première bataille. L’enjeu est désormais que tout ce qui a été fait sur le charbon le soit sur le gaz et le pétrole. Nous allons notamment nous intéresser au pétrole et au gaz non conventionnel avec un travail important sur le gaz et le pétrole de schiste, un secteur qui menace notre capacité à limiter le réchauffement à 1,5°C, en plus d’être responsable de lourds impacts environnementaux et de violation des droits de l’homme, notamment des populations autochtones aux États-Unis. Mais il nous faudra nous atteler aussi aux sables bitumineux, aux hydrocarbures en Arctique et aux pétroles lourds qui comme les gaz et pétrole de schistes concentrent tout un panel de risques sociaux, environnementaux et financiers. Comme pour le charbon, il faut arrêter de financer les projets mais aussi les entreprises qui développent ces nouveaux projets.
Sur le marché français, il y a tout à faire sur le pétrole et le gaz, y compris pour un leader sur le charbon tel qu’Axa. L’assureur a une mauvaise définition de l’Arctique, continue à assurer les entreprises des sables bitumineux et n’a aucune restriction à ses soutiens aux gaz et pétrole de schiste. Il ne suffira pas d’arrêter les soutiens aux entreprises spécialisées dans ces secteurs. Si on veut stopper leur expansion, une exigence scientifique pour limiter le réchauffement à 1,5°C, les acteurs financiers doivent fixer des lignes rouges à ne pas franchir aux majors pétrolières et gazières.
Total a peut-être pris des engagements climatiques, mais sur le terrain, concrètement, rien n’a changé et Total investit massivement dans des nouveaux projets d’énergie fossiles, y compris dans les secteurs les plus risqués comme les gaz et pétroles de schiste. Fermer les yeux n’est plus tenable. Si les acteurs financiers de la Place de Paris entendent réellement contribuer à la lutte contre le dérèglement climatique, ils doivent arrêter ou conditionner leurs financements à Total à l’arrêt du développement de ces projets.
Comment fait-on pression sur une banque ou une autre entité pour qu’elle se désinvestisse des énergies fossiles ?
Faire une campagne c’est comprendre tous les mécanismes en jeu. Faire la transparence sur les activités cachées des banques, sociétés d’assurance et d’investissement est une grande part du travail. Pour cela, il faut mener des recherches et transformer les résultats de ces recherches en des outils intelligibles pour le grand public sans pour autant être simplistes et réducteurs. Nous exposons la réalité de leurs activités et les impacts qu’elles ont sur le climat, les populations et l’environnement. Une campagne met la lumière sur les écarts entre les discours et la réalité de leurs activités, et donne à voir l’humain derrière les chiffres financiers. Dénoncer le greenwashing et mettre les acteurs face à leurs contradictions est l’étape nécessaire pour instituer un rapport de force et pousser à une réaction.
Ce rapport de force peut aussi passer par l’organisation d’actions de désobéissance civiles ou d’actions directes non violentes comme des occupations. Mais ce rapport de force commence toujours en rendez-vous avec ces acteurs, à moins qu’ils refusent de nous rencontrer. Nos demandes sont précises, claires, parfois délimitées dans le temps. La vraie victoire est celle dont tout le monde se satisfait ou du moins la majorité de l’établissement financier. Attention, je ne dis pas qu’à la fin nos interlocuteurs sont convaincus des fondements profonds de notre combat. C’est parfois le cas, mais ils peuvent aussi agir uniquement afin de prévenir les risques réputationnels en cas de scandale public. L’importance est qu’une banque renonce à financer un projet scandaleux, point.
Enfin, au-delà des motivations à agir et des arguments que l’on va utiliser, il faut être très clair sur ce que l’on veut. Nous sommes parfois catégoriques sur les objectifs mais pas sur les moyens et il nous arrive de travailler avec les acteurs financiers eux-mêmes pour définir comment y arriver. Sur le charbon, nous avons développé au fil des années une forte expertise, sommes très au clairs sur la batterie de mesures à adopter sur ce secteur pour répondre à l’urgence climatique.
Quelles sont les grandes batailles à venir ?
Lors du Planet Finance Day fin octobre 2020, le ministre de l’économie Bruno Le Maire a appelé les acteurs financiers à s‘aligner sur les meilleurs pratiques sur le charbon, mais aussi à travailler à des politiques sur les gaz et pétrole non conventionnels. Comme je l’ai dit précédemment, il va y avoir une grosse bataille sur les services financiers à Shell, Total et autres majors pétrolières et gazières qui continuent de développer de nouveaux projets dans ces secteurs. Les Nations Unies ont publié un rapport démontrant qu’il nous faut baisser de 6% par an la production d’hydrocarbures, ce qui n’est pas du tout au programme de ces entreprises. Pour l’instant, les acteurs financiers font mine d’ignorer le sujet et font preuve d’une mauvaise foi crasse sur le sujet.
Par exemple, la seule manière pour un investisseur de s’aligner sur une trajectoire 1,5°C est soit d’exclure toutes les entreprises qui ne sont pas alignées avec cette trajectoire de son portefeuille, soit de pousser les entreprises de son portefeuille à s’aligner. Or, à ces deux options, les acteurs financiers en préfèrent une troisième : faire l’autruche, quitte à perdre beaucoup plus gros sur le long terme. Exemple : AXA, Amundi, Natixis ou encore Lyxor du groupe Société Générale refusent tous de parler d’un possible désinvestissement de Total mais ont tous voté contre une résolution demandant à Total d’en faire plus sur le climat.
Total est pourtant loin de s’aligner sur un objectif 1,5°C, quoi qu’il en dise. Il est actuellement en train de développer des projets d’hydrocarbures en Arctique, dans les gaz et pétrole de schistes, ou encore un pipeline de 1500 km en Afrique, le plus long pipeline de pétrole brut chauffé électriquement au monde. Ce projet donne lieu à des déplacements forcés de population et de gros risques sur la biodiversité en plus du climat et vaut à Total d’être poursuivi sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilances des multinationales. Une responsabilité qui finira par remonter aux acteurs financiers.
Quels sont les autres dossiers lancés au sein de votre ONG Reclaim Finance ?
Nous avons plusieurs dossiers importants, en commençant bien évidemment par le dossier charbon. Les haussements de ton du ministre ne suffit pas à pousser tous les acteurs de la Place à adopter des politiques de sortie et certains acteurs continuent ici d’assurer, là d’investir dans des entreprises qui développent le secteur du charbon. Je pense notamment à Scor, Covéa, ODDO BHF, Tikehau. Et nous entendons aussi soutenir les campagnes menées hors France pour pousser les autres acteurs financiers à en finir également avec le charbon.
Nous avons créé le Coal Policy Tool qui note l’intégralité des politiques adoptées par les institutions financières au niveau international. Cet outil sert d’outil d’éducation pour montrer qu’il ne suffit pas d’adopter une politique, mais qu’il faut bien une politique de qualité, assez robuste pour soutenir la sortie du secteur. Par exemple, lorsque BlackRock a adopté une politique sur le charbon, certains médias ont titré « BlackRock sort du charbon » alors que sa politique des plus faibles lui vaut de n’être que dans le rouge sur le Coal Policy Tool. Non, BlackRock ne sort pas du charbon.
Un autre sujet est la responsabilité des banques centrales remises sur le devant de la scène avec leur réponse inédite à la crise sanitaire et au choc économique et financier suscité. Nous appelons à activer tous les mécanismes à leur disposition pour se mettre au service d’une véritable transition écologique.
La finance semble s’enfoncer dans un attentisme dangereux, qu’en est-il?
Le risque de repousser l’action à plus tard, beaucoup trop tard, est certain. Nombre d’acteurs financiers, tant publics que privés, prétendent vouloir intégrer les risques financiers liés au dérèglement climatique dans leurs activités. Pourquoi pas, mais la meilleure manière de limiter un risque reste encore de ne pas le causer. Or l’approche par le risque évite de se poser la question de l’impact des acteurs financiers sur le climat, de leur responsabilité dans les dérèglements climatiques, et donc de ce qu’ils devraient changer aujourd’hui. Le débat est inversé, au plus grand bonheur de ces acteurs qui prétendent alors et à juste titre, que les données et méthodologies ne sont pas assez développées pour intégrer les risques, et qu’il faut donc tout d’abord les développer avant de pouvoir agir. C’est absurde.
Les dérèglements climatiques déstabiliseront le secteur financier et est facteur de risques. Tous les régulateurs le disent et Mark Carney le clamait devant un parterre d’assureurs dès 2015. Le risque étant certain mais non modélisable, que faut-il faire ? Appliquer un principe de précaution, surtout qu’on en sait déjà bien assez pour agir. Il ne faut pas un doctorat pour comprendre que financer une entreprise qui affiche un hausse à deux chiffres de sa production d’hydrocarbures n’est pas une bonne idée quand la gestion du budget carbone implique des chiffres à la baisse.
Nous déplorons cette approche par le risque suivie par les banques centrales et les appelons à être proactives dans la lutte contre le réchauffement climatique. Pour justifier leur inaction, elles avancent l’absence de données mais aussi le principe de « neutralité du marché ». Celui-ci consiste à soutenir l’existant et joue automatiquement en faveur des plus grands acteurs du marché et donc des entreprises les plus polluantes. Cet argument est qui plus est totalement anachronique. La lutte contre le changement climatique fait partie du mandat de la Banque centrale européenne. Le besoin impérieux de rediriger les flux financiers est cité dans l’Accord de Paris adopté il y a 5 ans. Arrêtons de piétiner cet accord et de faire comme si on ne s’était engagé à rien.
Propos recueillis par Matthieu Combe