Une mousse visqueuse surnommée « morve de mer » a envahi depuis plusieurs semaines les côtes du nord-ouest de la Turquie. Afin de mieux comprendre ce phénomène spectaculaire, nous avons interrogé Pascal Conan, chercheur en océanologie à Sorbonne Université. Et le changement climatique semble encore une fois en cause.
Depuis plusieurs semaines, une mousse visqueuse surnommée « morve de mer » envahit les côtes de la mer de Marmara. Ce phénomène naturel, favorisé par le changement climatique, s’appelle le mucilage marin. Les mucilages sont produits par les organismes végétaux vivant en suspension dans l’eau soit sous l’effet d’un stress qui va provoquer l’excrétion de matière, soit après leur mort au cours de leur décomposition. Ces phénomènes produisent une substance visqueuse qui flotte à la surface de l’eau et peut s’accumuler dans certains endroits. Ce phénomène est en augmentation depuis une dizaine d’années sur les côtes du Pays Basque.
Les mucilages provoquent des désagréments pour les riverains et les pêcheurs, mais sont surtout une menace pour l’écosystème marin. En bloquant l’approvisionnement en oxygène de certaines zones d’eau, ils peuvent en effet provoquer l’asphyxie des poissons et autres organismes de la macrofaune. Face à l’étendue du problème en Turquie, le président Recep Tayyip Erdoğan a promis de mettre un terme à la « calamité du mucilage« . Son ministre de l’Environnement a annoncé son intention de faire de la mer de Marmara une zone protégée, de réduire la pollution et d’améliorer le traitement des eaux usées des villes côtières et des bateaux alentours.
Pour mieux comprendre ce phénomène et son impact sur l’environnement, nous avons interrogé Pascal Conan, chercheur en océanologie à Sorbonne Université.
Natura Sciences : Comment se forme un mucilage marin ?
Pascal Conan : Le mucilage marin est un phénomène qui existe naturellement depuis toujours. Il se produit lorsqu’on a une prolifération d’algues dans un bassin d’eau. Si les cellules vivantes qui composent le phytoplancton sont trop abondantes à un instant donné, elles peuvent être décomposées par les bactéries. C’est cette décomposition du matériel cellulaire par les bactéries marines qui produit en partie cette « morve de mer« . Habituellement, ce matériel n’est que faiblement décomposé par les bactéries en surface, et la plus grosse partie est utilisée par les réseaux trophiques [ensemble de chaînes alimentaires reliées entre elles au sein d’un écosystème, NDLR] et dispersé dans l’environnement. Mais, dans des zones d’eau côtières restreintes comme une baie ou une plage, ou dans des conditions hydrodynamiques particulières, il peut y avoir des phénomènes physiques de rétention et de concentration qui font que ce matériel reste confiné au même endroit et peut venir s’échouer.
Les premiers enregistrements de ce genre de phénomènes datent des années 1800. En revanche, ils arrivent de plus en plus fréquemment, et avec une intensité croissante. Pour un phénomène qui se produisait tous les 10 ans auparavant, c’est aujourd’hui tous les ans à différents endroits. Cette augmentation est typiquement liée au phénomène de réchauffement des masses d’eau auquel s’ajoute l’augmentation de rejets polluants.
Comment le changement climatique favorise-t-il ce phénomène ?
Le réchauffement des eaux côtières contribue à la prolifération des algues. Il y a 50 ans, les eaux côtières se réchauffaient un petit peu, mais elles étaient rapidement mélangées avec les eaux plus froides à l’arrivée de l’automne. Maintenant, comme ces eaux se réchauffent beaucoup plus et de façon souvent plus précoce, elles mettent plus de temps à se mélanger. Or le réchauffement favorise le développement des algues, en plus de leur donner plus de temps pour proliférer.
Le réchauffement des eaux limite aussi le mélange des cellules planctoniques dans les masses d’eau. Les eaux mettent du temps à se mélanger quand il y a un fort écart de salinité et de température. Dans notre cas, on augmente la température de l’eau en surface sans toucher à celle des eaux profondes. Elles finissent bien par se mélanger mais, quand ça prenait deux jours auparavant, aujourd’hui c’est plutôt une semaine. Le temps de produire suffisamment de mucilage pour avoir ces aspects mousseux que l’on peut observer.
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Avec le changement climatique, on observe une tendance marquée par un appauvrissement des biomasses phytoplanctoniques du bassin occidental au profit du bassin oriental. Dans les vingt à quarante ans qui viennent, on estime que ces biomasses augmenteront de 5 à 20% dans le bassin oriental. De plus, dans le bassin oriental, il y a un déficit très prononcé en phosphates qui est un facteur de production de mucilage pour certaines algues du fait d’un stress nutritif. Il n’est pas donc pas surprenant que ce soit dans des pays comme la Turquie qu’on observe ce phénomène de façon plus récurrente.
En quoi est-ce une menace pour les écosystèmes marins ?
Les dinoflagellés sont un certain type de phytoplancton que l’on peut retrouver comme producteur de ces mucilages. Or certaines espèces produisent également des toxines et peuvent provoquer des malaises digestifs et des paralysies musculaires pour les poissons qui vivent dans ces eaux et les consomment. C’est l’effet direct, mais il a aussi un effet plus insidieux.
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Quand les bactéries consomment la matière organique, cela crée une consommation d’oxygène et une production de dioxyde de carbone. C’est le phénomène de respiration. Lorsqu’il y a une forte consommation d’oxygène et que les eaux ne sont pas mélangées, comme c’est le cas en Turquie, des zones sans oxygène peuvent se créer. Cette forte consommation d’oxygène est due au fait qu’il y a énormément de matière organique consommée très rapidement par les bactéries. Les écosystèmes de ces zones ne peuvent donc plus respirer. Si le phénomène persiste trop longtemps, on peut avoir la création de « zones mortes« . On trouve beaucoup de ces zones mortes en Mer Noire, et on pourrait craindre une extension de ces zones au-delà de la Mer Noire. La mer de Marmara constitue en effet une mer transitoire entre la mer Egée et la Mer Noire.
Propos recueillis par Jérémy Hernando