La Cour suprême du Brésil reprenait ce mercredi l’examen d’un jugement au long cours crucial pour les populations autochtones, mais l’a immédiatement reporté sine die. Il pourrait remettre en cause la démarcation des terres que le pays leur réserve.
Lors de ce « jugement du siècle » pour les autochtones, les magistrats de la plus haute juridiction du pays doivent valider ou rejeter le « cadre temporel », qui ne reconnaît comme ancestrales que les terres occupées par les autochtones depuis la promulgation de la Constitution, en 1988.
Le puissant lobby de l’agronégoce, allié du président d’extrême droite Jair Bolsonaro, défend cette thèse. Mais les autochtones rejettent avec véhémence cette position. Ils campent par milliers à Brasilia et à Sao Paolo depuis plusieurs semaines. Et ils se massent devant la Cour suprême à chaque reprise du jugement débuté fin août.
Un vote pour et un vote contre
Mercredi, il y avait un vote pour et un vote contre quand le juge Alexandre de Moraes a demandé le report, considérant que certains aspects devaient être analysés plus en profondeur. Le jugement devra être repris à une date ultérieure, sans aucun délai fixé, ce qui pourrait repousser la décision finale de la Cour suprême de plusieurs
semaines, voire plusieurs mois.
La semaine dernière, le premier juge à se prononcer, le rapporteur Edson Fachin, avait voté contre le « cadre temporel« , estimant qu’il empêcherait les indigènes « d’exercer pleinement leur droit » à occuper leurs terres ancestrales. Mercredi, le juge Kassio Nunes Marques, nommé récemment à la Cour suprême par Jair Bolsonaro, a au contraire voté pour. Selon lui, l’absence de ce « cadre temporel » risquerait de donner « la possibilité d’augmenter indéfiniment l’étendue » des terres indigènes.
Sur quoi porte le jugement?
Concrètement, la Cour suprême doit statuer sur le cas du territoire Ibirama-Laklano, dans l’Etat de Santa Catarina, au sud du pays. Le territoire a perdu son statut de réserve autochtone en 2009, à la suite d’un jugement d’une instance inférieure. L’argument avancé par les juges à l’époque : les autochtones n’occupaient pas ces terres en 1988.
Le texte de la Constitution promulguée cette année-là leur garantit « les droits originels sur les terres qu’ils occupent traditionnellement, qui doivent être démarquées et protégées par l’Etat« . Ce jugement, qui peut prendre encore des semaines, sur « le cadre temporel » est très attendu. Et pour cause : il s’appliquera aux terres Ibirama-Laklano, mais aussi mécaniquement à des dizaines, voire des centaines d’autres réserves objets de litiges depuis des années.
De nombreuses terres indigènes subissent des intrusions d’orpailleurs et de trafiquants de bois, avec des conséquences environnementales catastrophiques, comme la pollution des fleuves et la déforestation.
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Quels arguments avancent les deux parties?
Les autochtones considèrent que la Constitution reconnaît leur droit à occuper leurs terres ancestrales, sans prévoir de « cadre temporel« . Ils rappellent notamment qu’un grand nombre de peuples autochtones ont été chassés de leurs territoires manu militari pendant des siècles. Et notamment durant la dictature militaire, entre1964 et 1985.
C’est pourquoi ils ne se trouvaient pas forcément sur leurs terres ancestrales en 1988. Les grands producteurs ruraux, pour leur part, estiment que les terres autochtones représentent déjà une part trop importante du territoire brésilien (environ 13%) pour une population d’environ 900.000 personnes. Soit moins de 0,5% des Brésiliens. Selon eux, sans le « cadre temporel« , cette proportion de terres réservées aux autochtones atteindrait 28%. Mais les défenseurs des autochtones jugent ces projections excessives.
Le lobby de l’agronégoce au Parlement compte sur le soutien du président Bolsonaro. Ce dernier a promis de ne pas céder « un centimètre de plus » à la démarcation de terres autochtones. Selon le Front Parlementaire Agricole (FPA), qui fait partie du lobby de l’agronégoce, les territoires actuellement à l’étude pour une démarcation se trouvent dans des « régions très productives« . La non-reconnaissance du « cadre temporel » aurait un fort impact sur ce secteur vital de l’économie brésilienne.
Quelles conséquences pour les autochtones ?
Si la thèse du « cadre temporel » est validée, les peuples autochtones pourraient se voir expulsés de leurs terres s’ils ne parviennent pas à prouver qu’ils les occupaient au moment où la Constitution de 1988 a été promulguée. Selon l’ONG Institut Socio-Environnemental (ISA), au moins 237 des 725 territoires autochtones déjà existants pourraient être affectés, car ils font l’objet de litiges.
« Ce qui est pervers, dans cette affaire, c’est que les peuples indigènes, qui ont une tradition orale, vont devoir prouver des faits qui remontent à 32 ans« , explique à l’AFP Juliana de Paula Batista, avocate de l’ISA. Les autochtones arguent par ailleurs que les réserves restent fondamentales pour freiner la déforestation en Amazonie, qui a fortement augmenté depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro début 2019.
Natura Sciences avec AFP