L’Afrique de l’Est affronte une vaste invasion de criquets pèlerins. Peut-on faire le lien avec le réchauffement climatique? Rencontre avec Arona Diedhiou, expert des impacts du changement climatique en Afrique, pour en comprendre les causes.
Des milliards d’insectes dévastent les cultures depuis plusieurs semaines dans les pays de la Corne de l’Afrique. « La recrudescence de criquets pèlerins est toujours alarmante, en particulier en Ethiopie, en Kenya et en Somalie où la situation pose une menace sans précédent sur la sécurité alimentaire et sur les moyens d’existence des populations, rapporte la FAO dans un communiqué. Dans les six pays les plus affectés par le risque de criquets – l’Ethiopie, le Kenya, la Somalie, le Soudan du Sud, l’Ouganda et la Tanzanie – près de 20 millions de personnes font déjà face à une situation d’insécurité alimentaire aigüe. » Et les pluies abondantes tombées en mars vont empirer la situation dans les mois à venir.
Plus de 240 000 hectares ont déjà été traités avec des pesticides chimiques ou des biopesticides. Malgré les restrictions sur les mouvements du personnel et sur l’équipement imposées par le Covid-19, les opérations aériennes et terrestres de lutte contre les criquets pèlerins continuent. Le coronavirus a toutefois eu un impact sur la fourniture de pulvérisateurs motorisés et de pesticides, en raison de la diminution drastique des frets aériens.
Arona Diedhiou est climatologue et physicien de l’atmosphère, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et en poste à l’Institut des Géosciences de l’Environnement (IGE) de l’Université Grenoble-Alpes. Il a été auteur principal du Rapport spécial du GIEC sur les implications d’un réchauffement de 1.5°C. Expert du changement climatique en Afrique, il nous explique les causes de ces invasions et les évolutions climatiques prévues dans la région.
Natura Sciences : Des nuages de criquets ravagent les cultures en Afrique de l’Est. C’est la pire invasion depuis 25 ans. Peut-on faire le lien avec le réchauffement climatique? Quelles solutions envisager ?
Arona Diedhiou : L’Afrique de l’Est, en particulier la bande sahélienne, connait régulièrement des invasions de criquets. Cependant, les facteurs climatiques extrêmes accentuent cette invasion de criquets à cette période de l’année en Afrique de l’Est. Ces derniers sont en partie dues au « dipôle océan Indien », différence de température de la surface de la mer entre les zones Est et Ouest de l’océan Indien. Ce dipôle a été particulièrement intense cette année. Cet état des températures de surface de l’océan Indien a modifié la circulation atmosphérique dans la région. Cela a créé des conditions particulièrement favorables aux essaims de criquets. On assiste ainsi à une quantité de criquets inhabituelle pour la saison. En temps normal, ces criquets auraient dû migrer en grande partie vers la péninsule arabique.
Il existe déjà une stratégie de prévention impliquant les centres nationaux de surveillance et de lutte de la plupart des pays de la région. La FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) coordonne ces dispositifs au niveau international. Elle dispose d’un service d’information chargé de suivre la situation et d’effectuer des prévisions. Ce système d’alerte et de prévention du risque marche bien et il faut le renforcer d’autant plus qu’il a permis par le passé de limiter l’impact sur les zones agricoles. Pour cet épisode, la menace à redouter sera celle qui porte sur les zones de pâturage.
En plus, l’Afrique de l’Est a connu des pluies extrêmes, et les inondations ravagent de nombreuses cultures. De la Somalie au Soudan du Sud en passant par le Kenya et l’Éthiopie, celles-ci rasent des centaines de milliers d’hectares de terres cultivables. La faute au changement climatique?
On observe déjà des changements importants dans l’évolution des caractéristiques des extrêmes climatiques dans la région sur la période 1969-2010 correspondant à un réchauffement de 0,5 °C. Il est prévu une diminution générale de la durée des épisodes de pluies. Cela suggère que le caractère des précipitations changera pour devenir plus intenses et de plus courtes durées à 2°C qu’à 1.5°C. Par contre, il est probable que la Somalie connaisse des conditions plus humides.
À 2°C, les précipitations devraient diminuer, avec une augmentation de la longueur des épisodes secs et de fortes pluies. La région connait déjà beaucoup de problèmes complexes pas forcément liés au changement climatique. Mais le réchauffement climatique risque de ralentir la croissance économique des régions arides et semi-arides du Kenya, de la Somalie, de l’Éthiopie et du Soudan. Et il risque d’affecter sérieusement les secteurs stratégiques pour le développement comme l’agriculture, l’élevage, l’eau et la santé à 2°C.
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Est-ce que ces évolutions climatiques favoriseront les invasions de criquets dans la région ?
Il est encore difficile de répondre à cette question. Mais l’occurrence croissante d’événements extrêmes de pluie dans un climat de plus en plus chaud, comme le prédisent la plupart des modèles climatiques, est propice développement des essaims de criquets et à une augmentation du risque d’invasion en Afrique de l’Est.
Cependant, il y a encore beaucoup d’incertitudes sur l’évolution de l’humidité des sols dans la région et plus généralement, sur l’évolution des états de surfaces qui sont un élément clé pour la ponte et les œufs de criquets. On en parle peu, mais c’est pourtant un facteur important pour la préparation et la lutte. Et on ne sait pas grand-chose sur leur évolution future. L’autre incertitude est l’évolution du lien entre le climat de la région et les températures de surface des océans (en particulier de l’océan Indien, mais aussi du Pacifique). Enfin, comment la saison des pluies va évoluer dans la région ? sera-t-elle de plus en plus précoce ? tardive ? longue ?
Ce sont là des questions qui sont importantes pour le cycle de migration des criquets et pour lesquelles il y a encore beaucoup d’incertitudes dans les projections climatiques. Quoi qu’il en soit, il vaut mieux anticiper. Les recherches scientifiques dans ce domaine doivent être soutenues et encouragées. Dans un contexte de réchauffement climatique, l’Afrique de l’Est doit se préparer au risque d’invasion de criquets. Ce dernier accompagne un risque accru de sécheresse dans certains régions, d’inondations et de glissements de terrain dans certaines villes.
Quels sont les engagements des pays africains dans le cadre de l’Accord de Paris?
Les effets du changement climatique se manifestent partout, sur le continent africain comme à l’échelle du globe. La situation est surtout problématique pour des états d’Afrique Subsaharienne qui ont une faible capacité d’adaptation et dont les économies sont fortement dépendantes des fluctuations climatiques. Dans des pays où l’agriculture, l’élevage, l’exploitation des ressources naturelles constituent une bonne partie du PIB, le changement climatique pourrait compromettre les investissements et les économies des états en absence d’action.
Les engagements des pays africains se traduisent en partie dans les contributions nationales. Ils sont significatifs au regard des ressources limitées et des émissions inventoriées. La plupart des pays sont en train de mettre à jour leurs contributions. Mais sachant que priorité sera donnée aux actions qui ont aussi des bénéfices pour l’adaptation, le manque de ressources et de capacités constituera là encore un frein pour la mise en œuvre des politiques d’adaptation et d’atténuation.
En attendant de mobiliser les ressources promis du Fonds Vert, de plus en plus d’initiatives se mettent en place. Elles sont portées par des individus ou des associations, organisées et soutenues par les collectivités, les états africains, des ONG et des agences de coopération et de développement internationales. Beaucoup de collectivités et de communautés rurales, avec la société civile, mettent en place des solutions inclusives ou se sont engagés dans la préservation des écosystèmes et des services écosystémiques et dans la gestion durable des ressources naturelles pour promouvoir des économies locales résilientes au changement climatique. Le changement climatique n’est pas la cause des problèmes de l’Afrique, mais sa menace est bien comprise. Il faut saluer les efforts de sensibilisation et de mobilisation en cours.
Propos recueillis par Matthieu Combe